Cet article est une transcription simplifiée de l’intervention de Florence Leray, professeure de philosophie au lycée, chargée de cours à l’Université catholique de Lyon et doctorante (sous la direction de Sylvain Piron, EHESS), lors du colloque « Avenir : quel temps d’attente ? » du 10 mai 2022. Des intertitres ont été ajoutés pour simplifier la lecture. La prise de parole de Mme Leray fait suite à l’intervention de Sylvain Piron qui introduit dans un premier temps la notion de « prophétie ». La vidéo des deux présentations est à retrouver à la fin de ce texte.
“Depuis la publication du rapport Meadows, il y a 50 ans, les prévisions les plus choquantes ont souvent été dénigrées en tant que prophéties apocalyptiques. La crainte de choquer, et de passer pour des oiseaux de mauvais augure, peut conduire à passer sous silence les pires scénarios, alors qu’il faudrait peut-être au contraire assumer leur caractère prophétique.
Ainsi, en septembre 2019, des laboratoires français (dont le CNRM – le Centre national de recherches météorologiques qui est une unité de recherche de Météo France et du CNRS – et l’lPSL, l’Institut Pierre Simon Laplace) impliqués dans l’harmonisation des modèles climatiques mondiaux dans le cadre du projet CMIP6 (Coupled Model Intercomparison Project, projet d’intercomparaison des modèles couplés), ont publié un rapport édifiant.
Selon ce rapport, une croissance économique rapide alimentée par les énergies fossiles pourrait conduire à une hausse de la température moyenne mondiale par rapport à l’ère pré-industrielle de 7 °C en 2100. Pour la France, cela signifierait des canicules qui dureraient tout l’été, avec des températures dépassant les 50 degrés, comme cela a été le cas au Pakistan mi-mai 2022. Les sécheresses seraient longues et étendues : la Garonne, par exemple, pourrait être à sec pendant plusieurs mois dès 2070. Les pratiques agricoles seraient fortement remises en cause et les feux de forêt se multiplieraient. Dès 2080, l’Arctique pourrait perdre sa banquise pendant l’été. Le niveau de la mer pourrait augmenter de plus de 10 mètres, submergeant de nombreux Etats insulaires et villes côtières, poussant à l’exode des millions de personnes.
Bref, ce serait une véritable Apocalypse.
Ces données ont alimenté les travaux de la première partie du 6ème rapport du GIEC, publiée en août 2021, dans lequel le pire scénario est certes revu à la baisse à hauteur de + 4 degrés. Une hausse des températures que nous atteindrons en 2100 si nous continuons à nous comporter comme aujourd’hui et qui présage d’un monde tout aussi terrifiant que dans le scénario à +7 degrés…
Une heuristique de la peur
Ces scénarios du pire ont-ils une vertu pédagogique ? Autrement dit, y-a-t-il une heuristique de la peur ? C’est ce que croit Hans Jonas. Comme il l’explique dans Le Principe responsabilité, publié en 1979, la peur est un moyen de prévenir un mal futur, en imaginant sa réalisation. L’heuristique de la peur est ainsi à la fois rationnelle et de l’ordre du sentiment : rationnelle, car elle fait appel à l’intelligence afin d’évaluer les risques à venir et ses conséquences ; de l’ordre de l’émotion, puisqu’elle prend sa source dans la peur, émotion de l’anticipation par excellence. Toutefois, la peur est-elle véritablement efficace pour inciter à passer à l’action ?
Le problème, comme je l’explique dans mon livre Le négationnisme du réchauffement climatique, publié en 2011, est que la peur peut être paralysante lorsque la réalité est considérée comme trop angoissante ; un puissant mécanisme de refoulement se met alors en place et la réalité est niée. De fait, aujourd’hui, un Français sur cinq ne croit toujours pas au réchauffement climatique… Pourtant, la réalité est bien là : le scénario le plus ambitieux proposé par le GIEC, celui où le réchauffement est limité à 1,5°C, n’a quasiment aucune chance de se réaliser. En effet, cela supposerait une diminution drastique des émissions mondiales dès aujourd’hui à un rythme très élevé. Or, sa probabilité économique, sociale et politique est nulle.
Tout notre espoir repose donc sur le second scénario, celui à + 2 degrés, qui éviterait un monde apocalyptique. La probabilité de ce second scénario est faible, mais pas nulle. Toutefois, afin qu’il ait une chance de se réaliser, il nécessite la mise en place dans les huit ans à venir au niveau mondial de politiques très sévères de restriction de l’usage des énergies fossiles et l’instauration d’une politique climatique efficace. Mais comment y parvenir, sachant que vivre dans un monde à + 2 degrés signifie tout de même que nous allons devoir nous adapter à des bouleversements majeurs ?
Miser sur le désir
Peut-être faut-il miser sur le désir plutôt que sur la peur. En effet, à l’issue de plusieurs années d’ateliers menés avec mes étudiants à l’Université catholique de Lyon, autour d’un jeu de rôle que j’ai créé sur la ville résiliente d’ici 2100, j’ai constaté que le désir de maintenir sa ville en vie – le but du jeu est de faire en sorte que sa ville ne s’effondre pas d’ici 2100 en dépit de différents fléaux inspirés des rapports du GIEC que je leur inflige – conduisait à deux types de comportement entre les équipes de joueurs : soit l’agressivité, soit la coopération. Ce qui relève en somme de l’instinct de survie.
Chez certains étudiants, la charge émotionnelle a même pu s’avérer très forte : pleurs, colère, exultation, révolte… Or, j’ai constaté au final que les équipes gagnantes étaient celles qui avaient noué des alliances avec d’autres villes, que ce soit contre un ennemi commun et/ou en échangeant de nouvelles technologies. Comment alors aider l’humanité à favoriser l’alliance plutôt que l’attaque ?
Renforcer l’empathie
Le principal ressort dont nous disposons tient sans doute au fait que la conscience morale est basée sur les émotions, et notamment l’empathie (voir à ce titre les travaux du neurobiologiste Antonio Damasio à l’Université de Californie du Sud à Los Angeles). Une rationalité totalement « dés-affectée », le participe passé « affecté » étant ici entendu comme « ému », – serait monstrueuse. C’est pourquoi, un véritable changement civilisationnel ne pourra s’opérer qu’en entrant en résonnance, en « empathie » avec le vivant, aujourd’hui mais aussi demain : nous devons penser aux générations futures, comme le dit Hans Jonas, qui ont le droit de vivre sur une Terre habitable. Ainsi, dès aujourd’hui, nous pouvons penser de nouvelles catégories qui incluent dans des ensembles écosystémiques hommes, plantes et animaux (voir à ce titre les propositions de Philippe Descola).
Penser le futur nécessite en effet de mettre en lien les champs disciplinaires, car l’évolution des écosystèmes naturels ne peut être décorrélée des questions de pauvreté, d’urbanisation, des modes de production d’énergie, des pratiques agricoles, etc., c’est-à-dire de notre manière d’habiter le monde. La question des inégalités est particulièrement importante.
En effet, selon une étude scientifique publiée en 2014 dans le Elsevier Journal Ecological Economics sous la houlette du mathématicien Safa Motesharri, une surexploitation des ressources naturelles combinée à une trop forte disparité entre riches et pauvres conduit à l’effondrement d’une civilisation. C’est ce que révèle le modèle appelé HANDY, pour Human And Natural DYnamical. Ainsi, selon les chercheurs, dans le passé, plusieurs empires ont disparu à cause de l’aveuglement des élites qui, jusqu’au bout, se croyaient protégées et ont refusé de réformer leur système de vivre-ensemble.
La collapsologie, exercice transdisciplinaire, a pour grand intérêt de prendre en compte l’ensemble de ces dimensions. L’une des questions qu’elle soulève concerne les effets de seuils : à partir de quel seuil critique un système peut-il s’effondrer ? Il serait très intéressant à mon sens de se pencher sur ces travaux afin d’étudier à l’inverse les effets de seuil positifs : à partir de quel moment un système peut-il se restaurer ? Cela permettrait de mettre en place des actions allant dans le sens de la résilience. Nous savons par exemple que si 25% de la population adopte de nouveaux comportements sociaux, alors ceux-ci vont se transformer en norme sociale !
La vie sur Terre risque de devenir un enfer, alors que nous pourrions en faire un paradis. C’est en ce sens que de nouveaux récits prophétiques positifs pourraient contribuer à accélérer une transition écologique juste et désirable pour tous, sous peine d’effondrement civilisationnel. »