Ancienne cadre dirigeante chez Areva et ex-présidente de la Fabrique de la Cité, Cécile Maisonneuve est aujourd’hui conseillère auprès du Centre Énergie-Climat de l’Institut français des relations internationales et experte associée auprès de l’Institut Montaigne. Elle est intervenue le 28 février 2024 au colloque « La transition énergétique : les défis de la société et de l’innovation » organisé au Collège de France par le Pr Marc Fontecave. Elle a notamment suggéré quelques pistes susceptibles de reconstruire les fondements perdus de la sécurité énergétique européenne.
[Cet article est une reprise éditorialisée de l’intervention. Elle est à retrouver dans son intégralité sur Youtube.]
Il y a quelques mois encore sur le site de la Direction Générale de l’Énergie de la Commission européenne, vous trouviez cette citation :
« Quel est le degré de sécurité de notre approvisionnement énergétique ? Il n’existe actuellement aucune menace en termes de sécurité énergétique. Le système énergétique européen a montré sa résilience. L’électricité, le gaz et le pétrole parviennent là où ils sont nécessaires et en particulier là où nous en avons le plus besoin. »
Ce texte date d’avril 2020. Deux ans après, la réalité était quelque peu différente. Nous sommes alors au cœur de la crise énergétique, au printemps 2022. Les deux photos affichées illustrent assez bien pour moi un certain nombre de problèmes de la politique européenne de l’énergie. A gauche, le ministre allemand de l’environnement, Robert Habeck, qui fait au printemps 2022 sa tournée des Etats du Moyen-Orient, notamment pour sécuriser un certain nombre d’approvisionnements gaziers de son pays. A droite, c’est l’un des premiers grands déplacements d’Olaf Scholz, le chancelier allemand, après son élection. Il fait une tournée des pays d’Afrique, ce qui n’est pas si naturel pour un chancelier allemand.
Je vois plusieurs choses dans ces deux images mises ensemble. D’une part, quand on parle de politique européenne de l’énergie, les Etats sont toujours très présents. On rappellera qu’au terme des traités, même s’ils sont, nous le verrons, rédigés avec des ambiguïtés remarquables, les Etats ont la maîtrise de leur bouquet énergétique. Et finalement, ce que fait Robert Habeck ou Olaf Scholz est tout à fait normal dans une période de crise : aller voir des fournisseurs potentiels. Première leçon.
Deuxième leçon – et c’est Mario Draghi qui l’a rappelée, notamment à ses collègues allemands à l’époque, accompagné, ce faisant, par les premiers ministres grec, portugais et espagnol -, peut-on résoudre une crise de cette ampleur sans un certain principe de solidarité ? Il eut alors des mots que je vous invite à relire parce qu’ils étaient assez clairs.
Et troisième leçon : nous avons eu une crise, dont je pense qu’elle n’est pas terminée, mais sommes-nous prêts pour la suivante ? La citation que je vous ai lue tout à l’heure pose une question majeure, celle de la résilience, un mot qu’a employé Jean-Paul Bouttes. Et quand je vois Olaf Scholz avec Cyril Ramaphosa, le président sud-africain, je vois ce qui pourrait être la prochaine crise. Celle des métaux stratégiques. En effet, c’est sur le continent africain qu’ils sont en grande quantité, et ce sont tous ces matériaux dont nous allons avoir besoin pour la transition. Or dans le pays de Cyril Ramaphosa, il y a le port de Durban. Et, par ce port, transite par exemple 90% du cobalt qui est extrait en République Démocratique du Congo. Ce point est une interrogation majeure pour notre sécurité énergétique future alors que, de ce port, c’est généralement vers la Chine que sont acheminés ces matériaux stratégiques pour y être transformés. En un mot, avons-nous vécu une crise classique de sécurité énergétique ou est-ce la première crise de la transition énergétique ? C’est une question que les historiens auront à cœur de trancher.
Quand l’industrie allemande s’enrhume, c’est l’économie européenne qui tousse
Vous avez peut-être entendu les positions que je serais tentée de qualifier de révisionnistes qui attribuent l’intégralité de la crise au déclenchement de la guerre en Ukraine. Ce serait le 24 février 2022 que démarre la crise, avec l’agression russe. La séquence n’est pas tout à fait celle-ci. Dès 2021, à la sortie de la crise sanitaire, on commence par une crise pétrolière avec un désajustement assez classique sur les marchés pétroliers entre l’offre et la demande après l’effondrement de la demande avec la crise sanitaire. Elle s’accompagne assez rapidement d’une crise gazière et là, dès l’été 2021, on voit les livraisons russes baisser, mais aussi, pour des raisons conjoncturelles, les livraisons américaines et norvégiennes de gaz diminuer. Et puis, il y a cette crise dans la crise, la crise du système électrique due en partie à la défaillance du parc nucléaire français en 2022, mais aussi à celle du système hydroélectrique européen à cause de la sécheresse. Même la Norvège est touchée. Elle l’était déjà d’ailleurs au cours des mois précédents.
Nous voyons bien que, comme toujours quand on analyse une crise, quand on fait un peu d’histoire, il faut regarder la cause immédiate, conjoncturelle, mais qu’il n’est pas inintéressant de se pencher sur les causes structurelles. Ces causes structurelles se traduisent aujourd’hui, d’une part, par un différentiel de prix impressionnant entre l’Europe et son concurrent américain. Les prix du gaz sont jusqu’à cinq fois plus élevés en Europe, ceux de l’électricité deux fois plus, ce alors que le prix du gaz revient à la normale sur les marchés, tandis que le prix de l’électricité s’effondre sur les marchés de gros au point de questionner la rentabilité des actifs existants, sans parler du financement des investissements à faire. L’’Europe est essorée par cette crise structurelle de sa compétitivité énergétique et notamment son système industriel. Le problème que pose cet effondrement de la demande gazière est qu’elle est en fait largement due à des problèmes industriels massifs et à un début de désindustrialisation. Alors nous, me direz-vous, nous sommes habitués en France – cela fait plus de vingt ans qu’on la pratique. Le problème est ce qui se passe outre-Rhin.
L’industrie allemande va très mal. L’un des exemples les plus frappants est la nouvelle récente que les investissements des entreprises allemandes aux Etats-Unis en 2023 ont connu un niveau historique. J’ai encore à l’esprit le conseiller économique d’Olaf Scholz disant « mais vous savez l’Inflation Reduction Act, c’est parfait pour les entreprises allemandes, qui feront de belles affaires aux Etats-Unis ». Cependant, le résultat, le voilà. Unième exemple emblématique, celui d’un industriel suisse, Meyer Burger, qui ferme son usine allemande de fabrication de panneaux solaires pour investir aux Etats-Unis – un investissement de 262 millions d’euros et, en retour, un crédit d’impôt de 1,4 milliard d’euros. L’Inflation Reduction Act, c’est très concret, très rapide ; c’est ça. L’Europe va perdre 10% de sa capacité de production de panneaux solaires à cause de cette délocalisation.
Le Green Deal, ce pacte vert européen décidé en 2019, n’est pas à la hauteur. Ecoutons le président de Meyer Burger : « l’objectif c’est de nous rendre indépendants des décisions politiques prises en Europe ».
Les illusions de la stratégie énergétique européenne
L’ordre énergétique européen a été bâti sur trois piliers qui se sont révélés être trois mythes. Et je parle d’« ordre énergétique » pour faire la comparaison avec la notion d’ « ordre de sécurité » dans le domaine militaire. Qu’il s’agisse de l’OTAN ou de l’Europe de la défense, le sujet de la sécurité militaire et stratégique est débattu depuis des décennies. En revanche, l’idée même de la sécurité énergétique européenne n’a jamais été vraiment débattue collectivement. Le fait est pourtant qu’elle s’est construite au fil de l’eau, fondée sur trois piliers plus ou moins explicites.
Le premier, c’est le gaz russe. Son importance a même été accrue dans notre mix énergétique après 2014 après que la Russie a commencé à sortir du champ du droit international (annexion de la Crimée). On a accéléré notre dépendance après les événements de 2014 – on parle là de violations du droit international ! Je rappelle d’ailleurs les déclarations du secrétaire général du SPD allemand à la veille – littéralement – de l’attaque russe contre l’Ukraine selon qui il fallait « découpler » le sujet Nord Stream du sujet ukrainien – et alors même qu’on savait que la guerre va éclater. Ce pour dire à quel point le sujet énergétique était totalement déconnecté des réalités géopolitiques.
Deuxièmement, il existe cette vision que l’ensemble de la sécurité énergétique européenne va très vite reposer sur une seule source d’énergie, les énergies renouvelables. Si je résume, les énergies renouvelables, c’est la paix, c’est la démocratie, c’est l’anti-énergie fossile et, si vous lisez en creux, l’anti-énergie nucléaire, puisque les renouvelables ne peuvent pas être détournés, nous dit-on, à des fins militaires. Il y a cette idée que finalement nous avons trouvé une source d’énergie qui apporterait la paix. Une vision particulièrement irénique, qui ne correspond en aucun cas à l’état des forces : je le rappelle.
Et puis, dernier pilier, l’idée que l’énergie nucléaire était une énergie du passé, ce qui nous a conduits à privilégier la dénucléarisation sur la décarbonisation.
Peu importe que l’énergie nucléaire soit la première source de production d’électricité en Europe et qu’on maîtrise, comme l’a expliqué Jean-Paul Bouttes, sur le continent européen l’ensemble des maillons de la chaîne du cycle du combustible des réacteurs. Peu importe qu’un certain nombre d’Etats fassent confiance à cette énergie, dans des proportions certes différentes. Nous avons vraiment gommé la réalité du nucléaire, une sorte de « cancel culture » du nucléaire érigée en politique européenne.
La réalité est que l’ensemble de ces mythes était faux.
Non, le gaz russe ne coulera pas de toute éternité. C’est ce qu’on disait. « Il y aura toujours du gaz russe. Regardez, même pendant la guerre froide, les Soviétiques ont livré. » La réalité, on l’a vu, est quelque peu différente.
Deuxième sujet, non, les renouvelables ne sont pas en soi la paix, l’indépendance, la souveraineté. Aujourd’hui, les renouvelables, c’est la Chine. Et c’est de plus en plus la Chine. Sur l’éolien offshore, le géant asiatique est en train de prendre la main sur l’industrie avec des coûts qui sont incomparables. J’aimerais reprends une expression de l’expert de la Chine, David Baverez, qui dit que la Chine, de facto, est devenue notre rival systémique pour une raison très simple : elle n’a pas le choix. Sa politique d’augmentation de sa consommation intérieure a échoué. La crise de l’immobilier et la situation intérieure chinoise font qu’on va avoir un rival plus agressif que jamais, au moment même où on a vanté un certain nombre de mesures qui nous mettent de facto dans la main des technologies chinoises.
Et puis, sur le nucléaire, inutile de dire qu’aujourd’hui, je ne sais pas si c’est un effet de mode mais nous assistons à un rétropédalage. J’étais récemment en Estonie, un pays qui a un mix épouvantable, fondé sur le pétrole de schiste qu’il possède en abondance. Il faut qu’ils le remplacent. On pourrait penser que, du fait de la proximité avec la Finlande, et de l’existence de réseaux de transmission avec ce voisin, qui dispose de moyens de production d’électricité abondants, il pourrait bâtir leur nouvelle stratégie énergétique sur ces échanges. Pourquoi vouloir construire un SMR (« Small Modular Reactor » ou petit réacteur modulaire) ? La réponse estonienne est intéressante car elle fait écho à une vision partagée par l’ensemble des pays d’Europe orientale : tout ce qui est infrastructure de réseau – gazoduc ou réseau de transmission – est une source de vulnérabilité, particulièrement quand on est dans la Baltique, proche de la Russie.
Dans un tel contexte, quelles perspectives s’ouvrent à nous ?
Regardons ce qui se fait en Europe. Certains exemples sont intéressants, tels que la Scandinavie. Le gouvernement suédois s’apprête à faire une révolution industrielle, à investir, dans les 20 ans qui viennent, dans le nord du pays, des sommes gigantesques à l’échelle de la Suède, pour développer une région déjà industrielle et minière, où se trouvent beaucoup de ressources minières qui intéressent l’industrie verte et où vont s’implanter beaucoup d’industries bas carbone.
Première leçon à tirer de l’exemple scandinave : à l’heure où la Suède et la Finlande, rompant avec une tradition historique, rejoignent l’OTAN, il faut comprendre que, dans la configuration géopolitique actuelle, nous ne pouvons plus séparer la sécurité énergétique de la sécurité militaire et de la sécurité économique. Aujourd’hui, tout cela va de pair. Je ne sais pas si j’irais jusqu’à dire, comme David Baverez que je citais tout à l’heure, que finalement, ESG, aujourd’hui, veut dire « énergie, sécurité, guerre » (au lieu d’environnement, social et gouvernance). Mais la géopolitique dans laquelle nous devons inscrire la politique européenne de l’énergie est dorénavant celle-ci.
Je rappelle que Ursula von der Leyen avait dit en 2019 que cette commission sera géopolitique ou ne sera pas. Il est temps de prendre le mot au sérieux et peut-être de lire Raymond Aron à Bruxelles.
Deuxième sujet, il va falloir produire, je le disais, beaucoup, beaucoup, beaucoup plus d’électricité. Pas pour nous, les particuliers mais pour l’industrie. Rien que pour décarboner, par exemple, la zone de Fos-sur-Mer c’est plusieurs tranches nucléaires, pas la moitié d’une, pas une, plusieurs. Ce sera pareil pour la vallée de la chimie dans la vallée du Rhône. Je ne parlerai même pas des sujets numériques. Fait emblématique, Microsoft a embauché un chief nuclear officer, avec toute une équipe d’ingénierie nucléaire.
Troisièmement, il faudra, pour reprendre la rhétorique otanienne, « partager le fardeau » en matière de transition énergétique comme nous devons le faire en matière militaire. Il faut qu’on prenne notre part. Et prendre notre part, cela signifie arrêter de considérer que parce qu’une activité est sale, il faut qu’elle se fasse ailleurs qu’en Europe. Il faut regarder ce qu’on a sous nos pieds. Le BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières) l’a fait. La Suède a annoncé par exemple avant-hier qu’elle relançait l’extraction de l’uranium. L’Europe, dont la France, doit retourner à la mine.
Et puis dernièrement, il faut faire de la diplomatie. Nous avons un allié, un bon allié. Il est à côté de chez nous. Et il s’appelle la Norvège. Il fait le travail. Il va battre un record en termes d’exploration de gaz et de pétrole cette année. Aucun gouvernement européen ne s’en offusque car, nous, Européens, sommes très heureux d’avoir à nos portes l’un des artisans de notre sécurité d’approvisionnement.
En conclusion, l’Europe de l’énergie, en fait, n’est pas un choix. C’est une nécessité.