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A diver underwater, swimming through a kelp frond forest over 100 foot tall, in clear water.

Géoingénierie : que dit le droit international ?

La Pr Samantha Besson est titulaire de la chaire « Droit international des institutions » au Collège de France. Dans le cadre de ses enseignements de l’année 2023-2024 portant sur le droit international de la science, elle est intervenue le 21 mars 2024 sur le sujet de l’anticipation scientifique en droit international, y compris en matière de géoingénierie.

Qu’est-ce que la géoingénierie et à quel titre le droit international s’en saisit-il ?

Samantha Besson : En bref, la géoingénierie est la manipulation intentionnelle à grande échelle de l’environnement planétaire, par exemple solaire ou marin, pour contrer le changement climatique anthropique. Je me concentrerai ici sur la géoingénierie marine, qui recouvre toute une série de technologies, d’activités et de processus visant à l’élimination du dioxyde de carbone des océans par la stimulation de la productivité primaire de ces derniers.

La géoingénierie marine est l’une des techniques scientifiques qui pourrait permettre de lutter contre le réchauffement climatique à terme. Elle présente toutefois aussi un danger grave et irréversible pour l’environnement marin et, dès lors, pour l’humanité en général. A ce titre, elle doit donc faire l’objet de mesures d’anticipation scientifique en droit international.

 

Qu’est-ce que l’anticipation scientifique exactement en droit international ?

Par « anticipation scientifique », il faut entendre toute mesure visant aussi bien à prévenir ou atténuer les potentiels méfaits de la science qu’à promouvoir ses bienfaits potentiels.

L’anticipation scientifique inclut les mesures prises au titre des principes de précaution et de prévention vis-à-vis de préjudices potentiels, mais aussi, plus généralement, toute mesure de prévision ou de prudence visant à devancer tant les bienfaits que les méfaits potentiels des recherches scientifiques. Il s’agira le plus souvent de règlementer et d’encadrer ces recherches, mais l’anticipation scientifique peut parfois amener à adopter un moratoire, voire même à poser une interdiction définitive de certaines recherches scientifiques.

Vous aurez remarqué que je mentionne la prévention ou la promotion d’effets potentiels de la science. Cependant, les mesures d’anticipation scientifique ne portent pas uniquement sur les applications des recherches scientifiques, mais déjà sur ces recherches elles-mêmes. Ce sont ces recherches qui peuvent dès lors être considérées, en elles-mêmes, comme « dangereuses » ou, au contraire, comme « avantageuses ». Il serait vain en effet de distinguer la science qui ne serait jamais dangereuse de ses éventuelles applications qui seules pourraient l’être. La recherche scientifique dite « pure » ou « fondamentale » ne peut pas et ne doit pas être opposée à ses « applications ». Les deux processus sont toujours entremêlés. D’une part, l’expérience d’appliquer un savoir est cruciale à l’acquisition et à la consolidation de ce même savoir en tant que « savoir-faire ». D’autre part, le bon savoir se développe précisément en se dirigeant vers son application et donc en l’anticipant, et non pas indépendamment. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison qu’il n’est pas plausible de séparer fondamentalement les sciences des techniques ou « technologies » par lesquelles ces sciences expérimentent et se développent continuellement (même si l’inverse peut être vrai : toutes les technologies ne sont pas sources de science).

The Fighting Temeraire. 1839, by Joseph Mallord William Turner
Parmi les techniques de géoinginérie documentées, l’une d’entre-elles consisterait à injecter dans la stratosphère des aérosols qui auraient la propriété de renvoyer les rayonnements solaires. Néanmoins, cela pourrait altérer en profondeur l’aspect du ciel, comme cela a été le cas lors de l’éruption massive du Mont Tambora en 1815. Cet événement a influencé la palette de couleurs de Joseph Mallord William Turner lors de la réalisation du tableau ci-dessus : The Fighting Temeraire

Qu’est-ce qui rend la question de l’anticipation scientifique particulièrement pressante en droit aujourd’hui ?

La première raison tient au développement depuis une vingtaine d’années de recherches scientifiques sur des technologies bien spécifiques, comme la géoingénierie marine, le génie génomique ou l’intelligence artificielle, qu’on peut qualifier de « dangereuses ».

Ces nouvelles technologies présentent quatre caractéristiques. La première et la deuxième sont que, si elles venaient à être appliquées, elles auraient un impact sur la personne humaine et son environnement non seulement « gravement préjudiciable », mais aussi durable, voire « irréversible ». La troisième caractéristique de ces recherches scientifiques est d’être à double usage et donc d’être aussi, et inextricablement, potentiellement « bénéfiques » pour la personne humaine, ce qui complique les mesures d’anticipation qui doivent viser tant à en prévenir les effets néfastes qu’à en promouvoir les bienfaits. La quatrième caractéristique de ces recherches scientifiques dangereuses est d’être « incertaines ». En effet, les effets tant bénéfiques que « maléfiques » de ces recherches ne sont que potentiels. C’est pour cela qu’on peut parler de « danger » pour désigner le potentiel de préjudice ou de « menace » de préjudice, mais pas encore de « risque » à leur égard. La notion de risque implique en effet une certaine probabilité qui, en cas d’incertitude, ne peut pas encore être établie. La catastrophe nucléaire de Tchernobyl était potentielle, mais incertaine et le risque était donc inexistant ou peu élevé, alors que le préjudice potentiellement encouru était très grave et irréversible, comme cela s’est ensuite avéré. Il aurait donc fallu le prévenir plus activement et sans attendre que le risque soit avéré.

Deuxième raison de nous intéresser aujourd’hui à l’anticipation de ces recherches scientifiques dangereuses, comme la géoingénierie marine : les limites du traitement juridique en la matière.

Ce travail d’anticipation scientifique pourtant urgent est compliqué par l’incertitude qui caractérise ces nouvelles technologies et les recherches scientifiques y relatives. Cette incertitude pose au moins trois difficultés pour les modèles dominants de l’anticipation scientifique en droit. Premièrement, ces modèles sont fondés sur une analyse de risques, et donc sur un calcul de probabilités. C’est sur la base de ce calcul qu’il faudrait ensuite maximiser les bienfaits et minimiser les méfaits. Parce que les dangers que représentent les recherches scientifiques dangereuses en question ici sont encore incertains, ces modèles ne permettent donc pas de les anticiper effectivement. Et ce, alors même que ces dangers sont potentiellement très graves. C’est d’ailleurs pour cette même raison que les modèles dominants en sont venus à déconsidérer le principe de précaution (qui s’applique en l’absence de certitude scientifique d’un préjudice grave et irréversible à venir), plutôt que d’y célébrer une forme de prudence diligente.

En fait, et c’est le deuxième problème des modèles d’anticipation scientifique en place en droit contemporain : ils recommandent face à ces recherches scientifiques à potentiel de préjudice grave et irréversible, mais incertain, d’attendre que les connaissances scientifiques s’affirment pour plus de certitude dans un sens ou dans un autre. L’on sait pourtant combien il est difficile de reculer en recherche une fois que son économie est lancée et que les investissements publics et privés ont été faits. Cette approche de l’anticipation scientifique fondée sur les risques favorise donc le statu quo scientifique (et économique), voire la course en avant. Enfin, la troisième difficulté des modèles dominants de l’anticipation scientifique tient à ce qu’ils sont fondés sur la certitude scientifique, comme c’est le cas pour l’anticipation des risques liés à d’autres activités dangereuses non-scientifiques. Ils font donc de la science un élément central de l’anticipation scientifique, la rendant par-là juge et partie de l’anticipation de ses propres bienfaits et méfaits. Et pourtant, lorsque la science elle-même est incertaine, comme c’est le cas ici, l’expertise scientifique sur ses potentiels bienfaits et méfaits ne peut être d’aucun secours.

Piscine du Gymnase Municipal de Prypiat, proche de Tchernobyl, par Séb Mar

Face aux défis d’anticipation que posent ces recherches scientifiques dangereuses, quelles sont les ressources disponibles en droit international ?

La question de l’anticipation des bienfaits et méfaits de la recherche scientifique n’est pas nouvelle en droit international. En fait, elle occupe le droit international de la science depuis ses origines d’après-guerre.

C’est d’abord la question de la recherche scientifique sur des techniques à double usage dont un usage militaire dangereux, comme la recherche nucléaire ou la recherche sur les armées chimiques, qui a dominé les débats. Après la guerre, divers traités ont été adoptés pour limiter et encadrer la recherche en matière d’armement ou dans certains espaces comme l’Antarctique ou l’espace extra-atmosphérique. En parallèle, c’est aussi la question des recherches en biologie, et notamment la question de biologie raciale, puis de l’eugénisme qui ont donné lieu à différentes déclarations de l’UNESCO dans les années 1950. Cette organisation a ensuite poursuivi ses travaux dans le domaine de la recherche biomédicale en adoptant différentes déclarations et recommandations dès les années 1990.

De manière générale, ensuite, il faut mentionner la Déclaration de l’Assemblée générale des Nations unies de 1975 sur l’utilisation du progrès de la science et de la technique dans l’intérêt de la paix et au profit de l’humanité. La Déclaration souligne l’importance tant de faire bénéficier l’humanité des bienfaits de la science que de la protéger de ses méfaits. Cette double mission de l’anticipation scientifique a été soulignée à nouveau par l’UNESCO dans sa Recommandation concernant la science et les chercheurs scientifiques de 2017.

Il n’en demeure pas moins qu’à l’heure actuelle le droit international de la science ne contient pas d’instrument contraignant général et universel relatif à l’anticipation scientifique. La question est traitée, au cas par cas, de manière spécifique à chaque type de science et dans différents régimes de droit international, comme le droit international de l’environnement, le droit international de la mer ou le droit international biomédical.

Un cadre juridique depuis lequel fonder de véritables obligations et des obligations générales et universelles d’anticipation scientifique serait le droit de l’Homme à la science. L’intérêt de cette approche est multiple. Premièrement, en faisant de l’anticipation scientifique une question de droits de l’Homme, elle permettrait d’assurer la protection des intérêts de la personne humaine plutôt que de la société en général. Deuxièmement, la question de l’anticipation deviendrait interne à la science. Il s’agirait de protéger la science tout en la limitant. Cela permettrait de dépasser l’opposition erronée entre, d’une part, la liberté de la recherche scientifique des chercheurs, qui bénéficieraient d’une liberté qui serait sans limites internes, et, d’autre part, les droits de l’Homme du public en général, qu’il faudrait protéger en limitant la science de l’extérieur. Tous ces intérêts doivent au contraire être protégés au titre du même droit de l’Homme (à la science) et tous concernent la protection de la science, y compris contre elle-même.

A ce jour, malheureusement, les obligations d’anticipation scientifique que fonde le droit de l’Homme à la science n’ont pas encore été suffisamment interprétées et mises en œuvre. L’anticipation en matière de recherches en géoingénierie marine en constitue un exemple révélateur.

 

Quel est, actuellement et plus précisément, le régime de droit international applicable à l’anticipation scientifique en matière de géoingénierie marine ?

La géoingénierie en milieu marin est régie par le droit coutumier et les principes généraux relatifs à la protection de l’environnement et aux règles et principes contenus dans la partie XII de la Convention sur le droit de la mer de 1982. Elle est aussi traitée par la Convention sur la diversité biologique (CDB) de 1992 et le protocole de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques de 2000. En outre, les océans font l’objet d’un certain nombre de régimes régionaux et sectoriels spécifiques qui peuvent s’appliquer à la géoingénierie marine, tels que le traité sur l’Antarctique de 1959 et son protocole environnemental de 1991 et, surtout, le Protocole de Londres de 1996 relatif à la Convention de Londres sur l’immersion des déchets en mer de 1972.

Ce droit international applicable a donné lieu à différents moratoires en matière de géoingénierie marine, pas toujours de nature contraignante toutefois. Ainsi, en 2010, les Etats parties à la CDB ont transformé un moratoire non-contraignant sur la fertilisation des océans en un moratoire plus large sur toutes les activités de géoingénierie liées au climat et susceptibles d’affecter la biodiversité. Les Etats parties à la Convention sur le droit de la mer ont emboîté le pas en adoptant leur propre résolution non contraignante, convenant que « les activités de fertilisation des océans, autres que la recherche scientifique légitime, doivent être considérées comme contraires aux objectifs de la Convention et du Protocole » et donc temporairement interdites.

Enfin, préoccupés par le fait que la fertilisation des océans pourrait entraîner des préjudices graves en milieu marin, les États parties au Protocole de Londres ont adopté un cadre d’évaluation des activités de fertilisation des océans en 2007. Ce cadre exige que deux conditions soient réunies pour qu’elles puissent être autorisées : d’une part, la preuve de « caractéristiques scientifiques appropriées » et, d’autre part, une « évaluation complète de l’impact » sur l’environnement afin de garantir que l’activité proposée constitue une « recherche scientifique légitime » qui ne soit pas contraire aux objectifs de la Convention de Londres et de son Protocole. Initialement non contraignant sur le plan juridique, ce cadre d’évaluation est devenu obligatoire en 2013 sous la forme d’une résolution. Et ce, suite à une fertilisation des océans très controversée et non autorisée réalisée par une entreprise canadienne sur la côte ouest du Canada. Le Protocole de Londres a alors été modifié pour interdire, de manière contraignante, tous les procédés de géoingénierie marine énumérés dans une nouvelle annexe. Un permis spécial d’exploitation peut néanmoins encore être délivré, mais uniquement aux deux mêmes conditions de la légitimité scientifique et de l’évaluation d’impact mentionnées précédemment.

This Envisat image captures the green swirls of a phytoplankton bloom in the North Sea off the coast of eastern Scotland. The chlorophyll phytoplankton collectively contain colour the ocean's waters, which provides a means of detecting these tiny organisms from space with dedicated ocean colour sensors, like Envisat's Medium Resolution Imaging Spectrometer (MERIS) instrument. MERIS acquired this image on 7 May 2008, working in Full Resolution mode to provide a spatial resolution of 300 m.
Cette image satellite prise par Envisat fait apparaitre en vert sombre les grandes étendues de phytoplancton au large des côtes de l’Ecosse. La géoingiénierie marine cherche notamment à favoriser la prolifération de ces organismes capables de transformer le dioxyde de carbone en oxygène (photosynthèse)

Quelles sont les difficultés de ce régime de droit international applicable à l’anticipation scientifique en matière de géoingénierie marine ? Et comment y remédier ?

En me fondant sur les obligations d’anticipation scientifique que l’on peut tirer du droit de l’Homme à la science, il y a trois critiques possibles du régime actuellement en place en droit international pour anticiper les préjudices potentiels graves et irréversibles de la géoingénierie marine.

Première critique : la procédure, et la technoscience de l’anticipation scientifique en cause. Comme indiqué précédemment, l’évaluation des préjudices potentiels de la géoingénierie marine prévue par le cadre d’évaluation de la résolution de 2013 repose entièrement sur une évaluation par des experts scientifiques. Par ailleurs, le standard de cette évaluation est la légitimité scientifique de la recherche en cause, légitimité qui doit être évaluée en fonction d’une évaluation d’impact sur l’environnement elle-même établie sur la base de standards scientifiques en matière de recherche environnementale. A la lumière des obligations d’anticipation fondées sur le droit de l’Homme à la science, il serait opportun de réformer cette procédure d’anticipation scientifique en élargissant la composition des organes d’évaluation pour y inclure des représentants du public en général, d’une part, et en la rendant plus participative et plus délibérative, d’autre part. Il faudrait aussi éviter la circularité du standard entièrement scientifique d’évaluation des préjudices potentiels de la géoingénierie marine : il revient en effet à faire évaluer le potentiel de préjudices causés par la recherche scientifique en se fondant exclusivement sur sa qualité scientifique.

Deuxième critique : l’objet, et l’anti-humanisme de l’anticipation scientifique en cause. L’objet de l’évaluation des recherches en géoingénierie mise en place par le Protocole de Londres porte avant tout sur la protection de l’environnement marin. A la lumière des obligations d’anticipation fondées sur le droit de l’Homme à la science, il serait opportun de revisiter cette procédure d’anticipation scientifique en étendant son objet à la protection de la personne humaine en général, sans exclure bien entendu la protection du milieu marin de cette personne. Il faudrait notamment que l’évaluation soit guidée par davantage d’humanisme scientifique : seule la recherche scientifique au bénéfice des personnes humaines peut en effet être protégée par le droit de l’Homme à la science.

Troisième critique : le critère, et l’utilitarisme de l’anticipation scientifique en cause. Le critère de l’évaluation mise en place par le Protocole de Londres procède avant tout, comme c’est le cas en général en droit international de l’environnement, sous la forme d’une évaluation des risques et une analyse coût-bénéfice par étude d’impact. A la lumière des obligations d’anticipation fondées sur le droit de l’Homme à la science, il serait opportun de revoir cette procédure en développant une lecture du principe de précaution diligente qui ne repose pas, en creux, sur une analyse de risques, mais sur la prudence diligente. Cela vaut aussi pour l’examen de la proportionnalité qui devrait être pratiqué comme un test qualitatif de nécessité dans une société démocratique et donc égalitaire, et non pas comme une simple balance coût-bénéfice.

Pour approfondir

Le cours de la Pr Besson sur Le droit international de la science (2023-24) peut être visionné ici. Une introduction préparée pour la Fondation du Collège de France est disponible ici. La leçon Anticipation scientifique ou science de l’anticipation ? qui traite spécifiquement de la géoingénierie marine peut être visionnée ici. Voici enfin un lien vers un numéro spécial sur l’anticipation scientifique dans le contexte du droit de l’Homme à la science.

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