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Croquis d'un pont barrage, mission de Ras Shamra

La gestion de l’eau à Ougarit, de l’âge du bronze à nos jours

Durant l’âge du bronze, la cité d’Ougarit a développé une ingénieuse gestion de l’eau. Dans le cadre du programme « Les politiques de l’eau au Proche-Orient, de Sumer à nos jours », soutenu par Avenir Commun Durable, Valérie Matoïan et son équipe mettent en regard cette organisation antique avec les caractéristiques actuelles de la région.

 Nous sommes au IIe millénaire avant notre ère. La cité d’Ougarit, située dans l’actuelle Ras Shamra en Syrie, est la capitale d’un royaume – qui porte le même nom. Très tôt dans l’histoire de l’humanité, cette société impressionne par son organisation. Dans la mouvance de l’empire hittite, Ougarit est une puissance politique moyenne mais très structurée avec un roi, une reine, un préfet et une administration centrale. Le royaume est une puissance économique de premier ordre : son activité commerciale emprunte les voies terrestres mais aussi maritimes, grâce aux ports situés non loin de la capitale. Il compte de nombreuses corporations professionnelles, travaillant entre autres la pierre, le bois, les textiles, la céramique, l’armement… Dans cette cité qui compte entre sept mille et dix mille âmes, selon les estimations, on trouve plusieurs systèmes d’écriture, une religion polythéiste, des classes sociales ou encore des traditions telles que le mariage, le divorce, l’adoption et l’héritage… Depuis près de cent ans, le royaume fascine les membres de la mission archéologique syro-française de Ras Shamra-Ougarit. Valérie Matoïan, qui la codirige avec Khozama Al-Bahloul, se penche actuellement sur la question de la gestion de l’eau dans cette région. Durant trois ans, dans le cadre du programme Avenir Commun Durable, la directrice de recherche au CNRS (UMR 7192 Proclac) et son équipe vont mettre en regard le paysage et les aménagements liés à l’eau au temps d’Ougarit avec ceux d’aujourd’hui. Un projet ambitieux, mené grâce à la confrontation de nombreuses sources et l’alliance de plusieurs disciplines scientifiques.

Des recherches depuis 1929

 En 1928, alors qu’il labourait son champ dans la région de Ras Shamra, un paysan fait une drôle de trouvaille. « Il découvre par hasard une tombe construite en pierres de taille, contenant du mobilier funéraire, raconte Valérie Matoïan. Les objets sont alors expertisés par René Dussaud, conservateur du département des Antiquités orientales du musée du Louvre, qui les date de la fin du IIe millénaire avant notre ère. Ils témoignent de relations entre la côte syrienne et l’île de Chypre, ce qui en fait une découverte majeure. » René Dussaud engage donc la France à mener des fouilles dans cette zone, qui débutent l’année suivante sous la direction de l’archéologue Claude Schaeffer : deux cents voire trois cents ouvriers travaillent lors de ces campagnes, ce qui permet des dégagements importants. Il conduit les fouilles jusqu’à la fin des années 1960, succédé par plusieurs archéologues poursuivant cette mission – qui devient syro-française en 1999. « Les fouilles ont montré que le site a été occupé dès la période néolithique et de manière continue jusqu’à la fin de l’âge du bronze, vers 1200 avant notre ère », précise Valérie Matoïan. Mais la période la mieux documentée correspond aux années 1350-1180 avant notre ère, c’est-à-dire la fin de l’histoire d’Ougarit, avant sa destruction. La documentation archéologique et textuelle est d’une très grande richesse, des dizaines de milliers d’objets ont été retrouvés.

Syrie, gouvernorat de Lattaquié, district de Lattaquié, Ras Shamra, vue aérienne verticale, par l'Armée du Levant en 1933
Syrie, gouvernorat de Lattaquié, district de Lattaquié, Ras Shamra, vue aérienne verticale, par l'Armée du Levant en 1933

Plusieurs découvertes autour de l’eau

Parmi les nombreuses découvertes faites sur le site, plusieurs aménagements permettant la gestion de l’eau ont été mis au jour. De nombreux puits ont notamment été trouvés dans la cité. Creusés dans la roche pour accéder à la nappe phréatique et construits en surface, leur ressemblance avec les puits de nos sociétés est frappante. « Dans quelques maisons, il y a également de grands bacs en pierre, ajoute l’archéologue. On les trouve souvent à côté des puits. On peut émettre l’hypothèse que ces réserves servaient à stocker l’eau. Ou peut-être à faire la vaisselle… » La ville possédait aussi un réseau de canalisations impressionnant, permettant d’évacuer l’eau de pluie et les eaux usées. « On a retrouvé deux types de canalisations : certaines en pierre, qui étaient souvent recouvertes par les sols, et d’autres en terre cuite. Celles-ci étaient emboîtées les unes dans les autres, situées par exemple le long des murs ou dans les angles des pièces et permettaient d’évacuer le trop-plein d’eau des terrasses », précise Valérie Matoïan. À cela s’ajoutent un égout collecteur ainsi que des puisards pour les eaux usées, situés dans les maisons ou à l’extérieur. Parmi les découvertes les plus exceptionnelles, on peut citer un bassin d’agrément à l’intérieur du palais royal : peu profond, il était conçu pour recevoir de l’eau arrivant depuis un puits par une canalisation, grâce à un système d’adduction.

À l’extérieur de la ville, les archéologues ont découvert un pont-barrage construit en pierres de taille, qui est l’un des plus anciens témoignages de ce type retrouvé dans le monde. Par la fermeture de vannes, il permettait la création d’une petite retenue d’eau. Cette ressource était notamment destinée à l’approvisionnement de la ville en cas de besoin. Découverte au niveau du barrage, une canalisation est l’objet de plusieurs hypothèses. Elle permettait peut-être d’évacuer le trop-plein d’eau lorsque le barrage était fermé par les vannes, et d’irriguer les champs à proximité. Une chose est sûre : tous ces éléments attestent d’une excellente gestion de l’eau dans la cité.

 Faire le lien entre passé et présent

 « Pour l’époque d’Ougarit, l’objectif va être d’établir un répertoire le plus complet possible de tous ces aménagements en lien avec l’eau, ce qui n’a encore jamais été réalisé », explique Valérie Matoïan. Le but ? Essayer de calculer quel était le besoin en eau d’une cité méditerranéenne à l’âge du bronze. « Il s’agira aussi de comprendre son fonctionnement, à un moment où elle était performante. Cela nous donnera matière à réflexion pour d’autres époques », ajoute-t-elle. Faire le lien entre passé et présent est en effet le mot d’ordre du projet. Pour ce faire, les chercheurs travaillent sur plusieurs types de sources : les objets principalement conservés dans des musées en Syrie et en France, mais aussi le fonds Claude Schaeffer, confié au Collège de France après sa mort en 1982. Il comprend une grande collection d’empreintes et de moulages d’objets, ainsi que les archives des fouilles : des carnets de notes, des carnets d’inventaire, des plans, des croquis, des photographies…

Selon les chercheurs, l’étude de la période contemporaine peut aussi être fructueuse : « Elle offre beaucoup plus de données et pourra peut-être nous aider à interpréter les vestiges du passé, à mieux les comprendre ou les évaluer », explique Valérie Matoïan. Le projet est donc également orienté sur une étude du territoire durant ces cent dernières années. Pour comprendre les évolutions récentes du paysage, les géographes Nicolas Jacob-Rousseau et Bernard Geyer vont étudier des photographies aériennes réalisées par l’armée du Levant dans les années 1930, ainsi que des images satellitaires pour les périodes les plus récentes. Ils observeront l’évolution du couvert végétal et du réseau hydrographique. Pour saisir celle du climat, l’équipe fait appel à la climatologue Myriam Traboulsi, spécialiste de la région. Elle débute son étude qui permettra peut-être d’établir des projections pour le futur.

 

Palais royal, salle au bassin d'agrément
Palais royal, salle au bassin d'agrément

Un territoire resté (presque) le même ?

 Si le projet ne fait que commencer, des données intéressantes nous sont fournies par les travaux déjà réalisés. Concernant les caractéristiques du territoire, on observe certaines continuités depuis l’âge du bronze. Le site d’Ougarit est entouré par deux cours d’eau, trois sources, et bénéficie d’une nappe phréatique accessible. De plus, la région de Ras Shamra reçoit beaucoup d’eau de pluie. À Lattaquié, la ville située à quelques kilomètres d’Ougarit, les précipitations sont d’environ 700 millimètres par an. On l’explique par sa situation géographique : les montagnes situées un peu plus à l’intérieur des terres arrêtent les nuages. « Contrairement à d’autres régions du Proche-Orient, l’irrigation des cultures n’est pas indispensable. Ces bonnes conditions permettaient et permettent de réaliser facilement des cultures arbustives, avec des oliveraies, des vergers, de la vigne et des céréales, souligne Valérie Matoïan. La trilogie méditerranéenne – vigne, olivier, blé – qu’on trouvait à l’époque d’Ougarit se trouve encore aujourd’hui dans cette région ». Il existe donc une certaine unité au fil des millénaires. Mais selon l’archéologue, plusieurs évolutions sont notables sur la côte syrienne. Le territoire est bien plus peuplé et compte davantage de constructions. On observe un développement des vergers, notamment pour les cultures d’orangers et de citronniers, qui n’occupaient pas une surface aussi importante par le passé. Cela s’accompagne d’une déforestation. Si les forêts étaient déjà exploitées dans l’Antiquité, elles étaient bien plus abondantes qu’aujourd’hui. Et les sources d’eau qui étaient utilisées par les paysans de l’époque d’Ougarit le sont encore aujourd’hui, mais dans une tout autre mesure : l’utilisation de pompes électriques entraîne des ponctions bien plus importantes, donc une surexploitation de la nappe phréatique ! La création de nombreux barrages a aussi modifié le territoire.

 Le climat au fil des millénaires

Le climat méditerranéen de la région semble quant à lui avoir traversé les époques. Caractérisé par des hivers humides et des étés secs, il est globalement le même aujourd’hui qu’au temps d’Ougarit. « Les textes religieux et mythologiques d’Ougarit évoquent ce climat. S’il est très favorable à l’homme, il y a quand même des périodes d’irrégularité et de sécheresse. Un texte témoigne par exemple de sept années sans pluie, entraînant l’aridité et mettant à mal les cultures. Cette irrégularité est toujours actuelle », développe Valérie Matoïan. Certaines carottes sédimentaires prélevées dans la région témoignent aussi d’une phase de sécheresse à la fin de l’âge du bronze. Selon l’archéologue, cette période est marquée par la destruction de plusieurs civilisations : hittite, mycénienne, ougaritique… « On recherche depuis des décennies les causes de ces destructions. Une d’entre elles pourrait être cette sécheresse, qui aurait handicapé ces sociétés en causant peut-être des famines… » Des réflexions encore au stade d’hypothèses.

Concernant la période contemporaine, les premiers résultats de la climatologue Myriam Traboulsi semblent indiquer une tendance, celle d’une diminution des précipitations. « Mais il faut voir si cette orientation vers plus de sécheresse se maintient, si on la perçoit sur un plus long terme, précise Valérie Matoïan. Ce travail sur le temps long, très long ne fait que débuter. Avenir Commun Durable est un formidable soutien pour cette étape de notre recherche. Il nous permet aussi d’accueillir et de former de jeunes chercheurs, ce qui nous tient à cœur ».

 Article de Salomé Tissolong

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