Kyle Harper est historien. Il s’intéresse à la relation complexe entre les humains et la nature au fil des siècles. D’abord spécialiste de l’Empire romain, le chercheur a consacré ses derniers travaux à l’histoire du changement climatique et des maladies infectieuses. Il décrit leur impact sur les sociétés du passé, éclairant notre présent et ses défis environnementaux.
Il est invité pour l’année 2023-2024 à occuper la chaire annuelle Avenir Commun Durable, qui bénéficie du soutien de la Fondation du Collège de France et de ses grands mécènes la Fondation Covéa et TotalEnergies.
On a tendance à penser que l’évolution des sociétés est uniquement causée par des décisions humaines, cependant nombre de vos travaux déconstruisent cette idée. Selon vous, le climat est aussi un facteur essentiel du sort des populations. À quel point l’a-t-il influencé ?
Kyle Harper : Grâce aux recherches de ces dernières décennies, nous disposons de plus en plus de preuves provenant d’« archives naturelles », telles que les carottes de glace et les cernes de croissance des arbres, qui nous donnent un nouvel aperçu de la relation profonde entre les sociétés humaines et le climat. Nous sommes encore en train de trier toutes ces nouvelles données, mais nous voyons clairement que notre destin est depuis longtemps inséparable de celui de l’environnement. Cela est vrai à différentes échelles de temps, qu’il s’agisse de changements à très long terme, comme le passage de l’ère glaciaire à la période chaude de l’Holocène, ou de changements très brusques provoqués par des événements tels que les éruptions volcaniques majeures. Nous avons par exemple appris que celles-ci produisent souvent un refroidissement extrêmement rapide du climat. Dans le passé, cela a eu des effets imprévisibles, allant de mauvaises récoltes à des conflits.
Il est devenu évident que même si les sociétés réagissent très différemment aux défis environnementaux, le changement climatique a été un facteur important de déstabilisation de ces dernières. Les sociétés pouvaient s’adapter à un certain niveau de stress, mais au-delà, de graves conséquences sociales les attendaient, telles que des migrations massives, des conflits, des crises sanitaires, etc. De ce point de vue, un changement climatique de plusieurs degrés en l’espace d’un siècle présente d’énormes défis.
Vous avez particulièrement étudié le climat de l’Antiquité romaine. Quelles étaient ses caractéristiques et à quels événements climatiques les populations de cette époque ont-elles été confrontées ?
C’est en étudiant l’Empire romain que j’ai acquis la conviction que nous devions réfléchir à l’importance des facteurs naturels dans l’histoire humaine, et comprendre comment ils interagissent avec les facteurs sociaux. L’histoire romaine est une toile immense : elle présente de nombreuses perspectives sur l’interaction entre le stress climatique et l’adaptation humaine. À certains moments de leur histoire, les Romains ont profité d’un climat relativement favorable et stable pour connaître une croissance démographique et économique. Les climatologues ont été les premiers à nommer cette période l’« Optimum climatique romain », qui s’étend des derniers siècles avant J.-C. aux premiers siècles après J.-C. Bien sûr, il n’existe pas de climat parfait ; en termes très généraux, cette phase de l’histoire de l’Holocène a été exceptionnellement stable. À d’autres moments, les Romains ont relevé les défis d’un climat variable et instable en développant leur résilience, tant sur le plan technologique que social.
Leur expérience peut nous aider à comprendre l’importance de ce que l’on appelle, dans le langage de la politique climatique moderne, les « risques composés et contagieux ». Le changement climatique est souvent plus déstabilisant lorsqu’il interagit avec d’autres facteurs de risques. Lors de la crise du troisième siècle, par exemple, la pression combinée de la crise monétaire, de la guerre, de la crise constitutionnelle et du changement climatique brutal s’est avérée écrasante pour la société romaine. Plus tard, au sixième siècle, les facteurs interdépendants du changement climatique et de la pandémie ont été absolument dévastateurs.
Vous montrez d’ailleurs le rôle majeur joué par les maladies infectieuses tout au long de l’histoire. Dans quelle mesure sont-elles liées au climat et quel impact ont-elles eu ?
Il s’agit d’une question importante et urgente ! Nous aimerions comprendre la relation entre le climat et les maladies de manière plus solide que nous le faisons actuellement. Nous savons que le système climatique est profondément lié à la biosphère. Il affecte la biologie des microbes pathogènes. Il influe aussi sur la biologie des animaux hôtes et des vecteurs, comme les moustiques par exemple, qui les transmettent aux humains. Enfin, le climat influe sur la vulnérabilité des sociétés humaines face aux épidémies. Les sociétés affamées et déchirées par la guerre sont très sensibles aux maladies infectieuses. Ce que nous commençons à comprendre plus clairement, c’est qu’il existe un lien de cause à effet entre le changement climatique rapide et la mortalité épidémique tout au long de l’histoire de l’humanité. Le changement climatique a été à la fois un déclencheur et un amplificateur de maladies infectieuses, et il a été impliqué dans certaines des maladies les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité. L’exemple le plus frappant est probablement le lien entre la peste bubonique et les facteurs climatiques. Nous essayons encore de mieux comprendre les mécanismes d’interaction, mais il est assez clair que les pires épidémies de l’histoire de l’humanité ont une dimension climatique.
Même si les sociétés modernes disposent de nombreux outils pour atténuer la menace d’une pandémie, le Covid-19 nous a rappelé qu’il était difficile d’en endiguer une. Les données historiques nous incitent donc à considérer les maladies comme un facteur de risque majeur dans les futurs scénarios de changement climatique.
Les catastrophes environnementales ébranlent les sociétés, mais ne provoquent pas nécessairement leur chute. Comment expliquer qu’une société fasse preuve de plus ou moins de résilience ?
La résilience est la capacité d’une société à survivre aux défis et à s’adapter face au stress. La science de la résilience a beaucoup à apprendre du passé. Historiquement, la résilience a des dimensions à la fois technologiques et sociales.
Sur le plan social, par exemple, les institutions capables de résoudre les tensions en période de stress sont importantes. Face à un climat instable, les habitants de l’Empire romain ont notamment développé de remarquables systèmes d’irrigation et d’approvisionnement en eau, ainsi que des accords sur les droits d’eau en période de sécheresse. Et surtout, ils ont créé un système alimentaire interrégional, qui a permis d’amortir le stress climatique dans une région donnée : ces systèmes de distribution de nourriture garantissaient que les gens ne meurent pas de faim en période de crise alimentaire. Ce dernier exemple semble avoir été crucial au cours des siècles de l’Europe moderne.
Je pense que l’un des principaux enseignements est qu’il faut à la fois des solutions technologiques et des changements sociaux pour s’adapter avec succès à des environnements changeants.
Si l’on sépare habituellement les sciences humaines des sciences de la nature, vos recherches les allient allègrement. Vous mariez aux sources traditionnelles de l’historien des données obtenues, entre autres, en paléoclimatologie[1], en dendrochronologie[2], en vulcanologie, en microbiologie… Que permet cette interdisciplinarité ?
L’interdisciplinarité nous permet d’explorer les périodes les plus connues du passé avec un regard nouveau. Elle nous permet de poser de nouvelles questions qui ne sont pas prisonnières de la perspective et des limites des sources conventionnelles. Les historiens débattent depuis longtemps : devons-nous essayer de voir le passé à travers la lentille du présent, ou devrions-nous essayer de comprendre le passé dans ses propres termes ? Il s’agit en fait d’une fausse dichotomie : les deux sont possibles. Nous pouvons nous poser avec enthousiasme des questions très modernes, éclairées par les défis de notre monde, tout en essayant d’aborder les sociétés du passé de la même manière qu’un anthropologue aborde une culture différente, en étant respectueux et ouvert à l’apprentissage d’une autre façon de voir le monde.
Bien sûr, nous sommes préoccupés par les changements climatiques à venir, et nous nous tournons donc vers le passé pour savoir comment nos ancêtres ont répondu aux défis d’un environnement changeant. Néanmoins, cette préoccupation est également à l’origine de nouvelles connaissances interdisciplinaires. Les archives naturelles de la paléoclimatologie ne sont pas le fruit d’une curiosité désintéressée et sans contexte pour le passé de la Terre. C’est plutôt le défi urgent du changement climatique, causé par les hommes, qui motive l’effort de reconstruction de l’histoire du système climatique. Pour les historiens, il en résulte une abondance remarquable de données nouvelles et inattendues sur l’environnement des sociétés passées. Ce nouveau type de données ne remet pas en cause l’expertise traditionnelle des historiens et des autres spécialistes des sciences humaines. Au contraire. Nous avons plus que jamais besoin des outils qui nous aident à comprendre la diversité des réponses humaines à travers le passé.
L’environnement impacte les humains mais ils sont, bien entendu, eux-mêmes des agents du changement écologique. C’est ce qu’aborde votre prochain ouvrage, The Last Animal. De quoi traitera-t-il, plus précisément ?
Le biologiste Barry Commoner a dit un jour que la première loi de l’écologie est que tout est interconnecté. C’est simple mais brillant. Il voulait dire que les organismes de la biosphère sont tous reliés par des réseaux de flux d’énergie. Vous ne pouvez pas modifier une partie d’un écosystème sans affecter toutes les autres. Je pense qu’il s’agit là d’un prisme puissant à travers lequel nous pouvons réfléchir à l’expansion rapide de l’humanité vers la domination écologique. Après avoir écrit sur l’histoire du climat et l’histoire des microbes invisibles, je voulais écrire un livre sur l’histoire de l’impact de l’homme sur la biodiversité animale. Il existe d’excellents ouvrages sur la crise actuelle de la biodiversité, que l’on nomme la « sixième extinction ». En tant qu’historien, je voulais connaître ses origines. D’où vient cette crise ? Quand a-t-elle commencé ? Je suis encore en pleine écriture, mais je défends l’idée que l’altération significative de la biodiversité par l’homme fait partie intégrante de notre passé. Et pourtant, les cinquante à soixante-quinze dernières années (ce que l’on appelle la « grande accélération » de la croissance démographique, de l’utilisation de l’énergie et de la consommation) sont vraiment sans précédent et troublantes.
Face aux changements climatiques que nous connaissons et connaîtrons, quels enseignements peut-on tirer du passé ?
Nous vivons dans un monde très différent du passé, beaucoup plus sophistiqué sur le plan technologique. Nous disposons de systèmes de production alimentaire bien plus performants. Nous avons une compréhension scientifique de la nature. Nous devrions donc être beaucoup plus résistants, et pourtant, les défis auxquels nous sommes confrontés sont, à bien des égards, beaucoup plus importants. L’une des leçons du passé est qu’un changement climatique de quelques degrés en moins d’un siècle est absolument énorme : lorsqu’un phénomène de cet ordre s’est produit dans l’histoire, cela a souvent été synonyme de crises graves pour les sociétés humaines.
Une deuxième observation est que le changement dans les systèmes humains n’est pas linéaire. Si le climat est un système complexe caractérisé par des rétroactions et des points de basculement, les sociétés humaines le sont également. Nous pouvons absorber le stress jusqu’à un certain point, mais passé un cap, le changement peut être dramatique et en cascade.
Troisièmement, les impacts les plus importants du changement climatique ne sont pas ressentis directement – comme le coût direct de l’élévation du niveau de la mer considéré isolément –, mais dans l’interaction entre le stress climatique et le stress social. Dans l’histoire, c’est en effet l’interaction entre le changement climatique et les guerres, les migrations, les crises alimentaires ou encore les maladies contagieuses qui a eu le plus d’importance.
Vous êtes invité cette année à occuper la chaire annuelle Avenir Commun Durable du Collège de France. Que représente pour vous cette invitation et qu’espérez-vous transmettre à votre auditoire ?
C’est avant tout un grand honneur. J’ai aussi la lourde tâche de rendre justice au travail remarquable de mes collègues, et j’espère apporter au Collège de France les connaissances les plus récentes dans ce domaine. Je ressens également un sentiment d’urgence à communiquer les connaissances historiques les plus importantes sur la nature du risque climatique, de la résilience et de la fragilité des sociétés dans le cadre de ce cours. Lorsque je rédige mes cours, je consulte presque toujours le dernier rapport d’évaluation du GIEC. J’essaie d’imaginer ce que je voudrais y souligner ou y ajouter, fort de ma perspective historique sur le changement climatique, et alors que nous travaillons collectivement pour résoudre l’un des plus grands défis auxquels l’humanité ait jamais été confrontée.
Je pense qu’une perspective historique peut élargir notre perception de ce qui est possible, dans le bon comme dans le mauvais sens. Elle nous rappelle que l’histoire est pleine d’effondrements dévastateurs qui se sont souvent produits de manière soudaine et inattendue. Elle est aussi pleine d’exemples d’adaptation et de changement dans la manière dont les humains vivent et se rapportent à la nature. L’histoire est, en fin de compte, une discipline humaniste, et la façon dont nous racontons les événements du passé façonnera notre perception de ce que nous sommes et de ce qui est possible.
Propos recueillis par Salomé Tissolong
[1] La paléoclimatologie est la science étudiant les climats passés et leurs variations.
[2] La dendrochronologie est une méthode scientifique de datation des événements passés ou des changements climatiques par l’étude des anneaux de croissance des troncs d’arbre.