Le 8 février 2024, le Pr Kyle Harper, titulaire de la chaire Avenir Commun Durable pour l’année 2023-2024, a tenu son premier cours au Collège de France. Il y interroge la manière dont les sociétés du passé ont réagi aux imprévus climatiques auxquels ils ont été confrontés. L’étude d’exemples historiques lui permet d’expliciter la notion de « résilience » : loin d’un déterminisme absolu, les populations anciennes ont su exploiter leurs savoirs techniques et leur capital politiques pour surmonter les aléas de la fortune.
[Cet article est une reprise éditorialisée de l’enseignement. Il est à retrouver dans son intégralité sur Youtube.]
Nous sommes en l’an 51 de notre ère. Le vaste Empire romain est gouverné par Claude. Le populus Romani, le peuple de Rome, comptait à cette époque près d’un million d’âmes. Rome était alors la première ville du monde à atteindre ce chiffre. Nous savons désormais, grâce aux progrès remarquables dans l’étude de l’ADN ancien, que le populus Romani était un peuple hétérogène que les immigrants issus des quatre coins de l’empire, et en particulier de l’Est, venaient sans cesse renouveler. Les denrées alimentaires dont Rome disposait avaient également des origines diverses. Les céréales arrivaient par navires à fort tirant d’eau et au tonnage élevé depuis la Sicile, l’Afrique du Nord et, bien sûr, l’Égypte. Le peuple avait un sens aigu de ses droits politiques, et une grande partie de la mission de l’empereur consistait à veiller à ce que son estomac soit bien rempli.
Mais en l’an 51, alors que l’hiver arrive, la faim tenaille le peuple. En raison de mauvaises récoltes, les réserves de pain sont insuffisantes. Les greniers géants de la capitale de l’Empire, nous dit-on, sont épuisés au point qu’il ne reste plus que quinze jours de vivres. Une foule en colère s’en prend alors à l’empereur Claude, le couvrant d’insultes et le bombardant de croûtes de pain. L’empereur parvient à s’enfuir par une porte dérobée du palais, puis passe rapidement à l’action. Quoiqu’en plein hiver, il prend toutes les mesures nécessaires pour importer davantage de céréales. Il offre des privilèges spéciaux aux commerçants qui acceptent de braver les mers houleuses de l’hiver, et il leur fournit même une assurance publique contre d’éventuelles pertes financières. La crise sera finalement surmontée. Nous savons également qu’à un moment donné de son règne, Claude a parrainé d’importants chantiers dans le port de Portus, de manière à assurer l’arrivée de quantités massives de marchandises dans la capitale.
Comme en fin de compte, il fut possible de nourrir la population, il semblerait qu’aucun autre incident n’ait eu lieu. Ces événements se limitent à à peine quelques lignes chez Tacite et Suétone, et même les spécialistes n’ont pas accordé beaucoup d’attention à ce chapitre de l’histoire. Cependant, les crises qui n’adviennent pas sont tout aussi intéressantes et déterminantes que celles qui se sont concrétisées. Pour comprendre le changement, il faut comprendre la stabilité. Pour comprendre la fragilité, il faut comprendre la résilience.
Faire face à ce que l’on ne contrôle pas
L’approvisionnement alimentaire de Rome constituait un véritable système : celui-ci reposait sur des réseaux de distribution complexes reliant la capitale impériale à de nombreuses provinces et unissait le populus Romani à des millions de paysans soumis à différents systèmes climatiques ; l’approvisionnement alimentaire dépendait de la conjugaison de mesures publiques et privées dont le but était de remplir les gigantesques greniers à blé de la capitale.
Le cas de la Rome antique nous oriente vers une théorie plus générale de la résilience, l’une des notions primordiales pour comprendre la relation entre le climat et nos sociétés.
La notion de résilience nous est indispensable ne serait-ce que pour concevoir des modèles de causalité sérieux et d’éviter de sombrer dans un déterminisme naïf. Le spectre du déterminisme a toujours hanté l’histoire. Au cours du XXe siècle, les sciences humaines se sont vivement opposées au déterminisme, en mettant l’accent sur la liberté, l’incertitude, la diversité et le relativisme. Le courant dominant de l’histoire professionnelle (en particulier aux États-Unis, je dois l’admettre) s’est développé contre les modèles qui s’appuyaient sur une hiérarchie intrinsèque des civilisations, et contre les méthodes quantitatives qui se reposaient un peu trop sur les sciences naturelles. Il y aurait beaucoup à dire sur la réaction sanguine des universitaires qui ont parfois réagi avec un zèle qui ferait rougir de honte l’église du Moyen-Âge. Les historiens qui travaillent dans le domaine du climat et de la société sont d’ailleurs encore confrontés à cette méfiance, mais assurément dans de nouvelles conditions. La discipline évolue rapidement. Comme l’a dit l’éminent historien américain John McNeill, pour écrire l’histoire, Thucydide, Gibbon, von Ranke et Braudel n’ont jamais eu besoin de consulter un article publié dans Geophysical Research Letters.
La résilience est essentielle car elle permet de comprendre le rôle causal du climat, mais sans pour autant basculer dans l’abîme du déterminisme. Elle est aussi une réponse à la menace d’un anti-déterminisme trop dogmatique, qui minimise le rôle de l’environnement. La résilience est ainsi une réponse à ces deux extrêmes.
Les sociétés humaines sont des systèmes adaptatifs complexes, où les agents apprennent par l’expérience. La résilience, dans un tel système, est la capacité d’un système à supporter ou à s’adapter. Une société résiliente peut évoluer en réaction à une difficulté. Cela est parfaitement illustré par l’exemple de l’empereur Claude.
Il a fallu attendre le début de notre millénaire pour que la notion de résilience en écologie commence à se généraliser dans le domaine de la théorie sociale. Au cours des vingt dernières années, des géographes, sociologues, spécialistes de l’environnement et même des historiens se sont emparés de ce terme issu du domaine de l’écologie et l’ont appliqué aux sociétés humaines. Pour retracer la montée en puissance de ce concept, il suffit de suivre l’ascension du terme « résilient » (ou « résilience ») dans les textes du GIEC. Le mot résilience et ses termes apparentés apparaissent de manière anecdotique dans les troisième et quatrième rapports d’évaluation, de 2001 et 2007. Dans les cinquième et sixième rapports de 2014 et 2022, en revanche, la résilience est un thème essentiel. Le développement résilient aux changements climatiques – l’identification de trajectoires de croissance qui tiennent compte de l’interaction entre les systèmes humains et environnementaux – est un thème central. Le mot résilience (ou son adjectif, résilient), qui n’était mentionné que quelques fois dans les troisième et quatrième rapports, apparaît des milliers de fois dans le sixième rapport d’évaluation, le dernier en date. Il apparaît 3 977 fois rien que dans le rapport du groupe de travail II. 3 977 ! C’est à cela qu’on voit que le mot est à la mode, voire qu’il risque de devenir du jargon. La popularité soudaine de ce terme souligne aussi qu’il s’agit d’une idée en devenir, nouvelle et encore imparfaitement définie et comprise.
Une société résiliente, une société du compromis
À mesure que la notion de résilience s’est généralisée, on s’est rendu compte qu’il s’agissait d’une entité composite. En général, les systèmes complexes doivent leur résilience à l’hétérogénéité, à la redondance, à la modularité et à la connectivité.
L’hétérogénéité constitue une sorte d’assurance contre les risques les plus importants. C’est la raison pour laquelle tous les conseillers financiers recommandent un portefeuille composé d’actions et d’obligations. Tout au long de l’histoire, les agriculteurs ont bien compris l’importance de l’hétérogénéité. La monoculture est une caractéristique du capitalisme moderne, mais à l’époque prémoderne, les agriculteurs pariaient sur plusieurs cultures, sachant qu’il était important d’avoir des variétés de plantes qui mûrissaient à différentes saisons et étaient capables de résister à différents types de stress.
La redondance est également une source non négligeable de résilience. Un avion commercial compte deux pilotes pour une bonne raison. Dans le pire des cas, la présence d’un copilote permet de prévenir le crash de l’appareil. Plus généralement, la redondance est souvent sous-optimale à court terme. Il existe une corrélation négative entre la redondance et la rentabilité ; néanmoins plus l’incertitude est grande ou plus le risque d’événements extrêmes est élevé, plus la redondance est utile.
La modularité décrit l’indépendance des sous-systèmes. Un système modulaire est moins sujet aux défaillances en cascade. Il se caractérise par une autonomie au niveau local. Il existe à nouveau des parallèles manifestes dans le secteur financier. La modularité permet d’éviter que des dysfonctionnements à l’échelle d’un secteur ou d’un pays ne s’étendent à d’autres. Les coupe-feux empêchent les incendies de se propager d’une partie de la forêt à une autre. Les sociétés à petite échelle peuvent être moins sujettes aux chutes catastrophiques que les grands empires. Dans la Rome antique, comme nous le verrons, les crises se propageaient par le biais des réseaux, et les problèmes d’une région ou d’une partie du système s’étendaient facilement à d’autres. Cependant, la modularité est bien souvent inefficace et coûteuse, du moins tant qu’un risque de contagion n’apparaît pas à l’horizon.
Enfin, la connectivité. La connectivité peut renforcer la résilience des systèmes humains ou naturels, en permettant la circulation des produits, des idées et des informations. Dans les écosystèmes, la connectivité est particulièrement importante pour permettre le rétablissement et la réorganisation à la suite d’une perturbation locale. Dans les systèmes sociaux également, la connectivité est un élément clé de la résilience. Les Romains avaient bien compris ce principe. Au quatrième siècle, le sénateur païen Symmaque observait que les mauvaises récoltes faisaient tout simplement partie de la vie. Mais en temps normal, les différentes « provinces se portent mutuellement secours, les bonnes récoltes d’ici comblant les pénuries dues aux mauvaises récoltes d’ailleurs ». Et bien entendu, la réponse immédiate de l’empereur Claude à la crise alimentaire a consisté à encourager les marchands à importer des céréales de contrées lointaines, comme la Sicile, l’Afrique du Nord et l’Égypte.
Dans les systèmes humains, la connectivité est également un facteur de risque. Entre les différentes sources de résilience, les compromis sont inévitables. L’essor des échanges commerciaux a encouragé la spécialisation au détriment de la diversité et de la modularité. Les réseaux ont permis la propagation des risques et l’amplification des dangers. C’est un thème sur lequel nous reviendrons lors des prochains cours. Dans le cas de la Rome antique, les réseaux commerciaux ont été au cœur de la croissance économique, mais ils ont également créé un terrain propice à l’explosion de crises telles que les pandémies. Les navires qui transportaient les céréales vitales à la population abritaient également des vecteurs de maladies mortelles – rongeurs, puces, pestes, etc.
En définitive, il n’existe pas une seule forme de résilience ni d’optimum simple. La résilience est davantage le fruit d’un équilibre, de la gestion des compromis, de la protection contre différents risques par différents moyens. Il s’agit là d’une leçon primordiale tirée de l’étude historique de la résilience. Les marchés ont de nombreux effets souhaitables, mais ils peuvent aussi pousser les systèmes humains vers des optimums d’utilité qui sont nettement différents de la solution la plus résiliente.
Quelles réflexions pouvons-nous retirer de la longue histoire de la résilience ? Tout d’abord, elle nous rappelle que le changement n’est pas linéaire. Autrement dit, le changement est lent, jusqu’à ce qu’il cesse de l’être. À ce titre, la vigilance est de mise pour repérer les signes de fragilisation et d’incapacité systémique à résoudre des problèmes complexes, qui sont autant de signes avant-coureurs de menaces à venir. Deuxièmement, la résilience est une manière de penser, un cadre qui nous fait prendre conscience de l’importance de l’hétérogénéité, de la redondance, de la modularité, et de la connectivité.
L’histoire que j’ai racontée est essentiellement positive : à certains égards, nous sommes bien plus résilients que nos ancêtres. Mais nous vivons également dans un monde interconnecté où les contagions peuvent se propager rapidement à travers les réseaux mondiaux, où les chaînes logistiques à flux tendus sont vulnérables aux dysfonctionnements en cascade, où nous avons cultivé une homogénéité biologique sans précédent dans le système alimentaire mondial et où les marchés récompensent de manière systématique le rendement et la spécialisation au détriment de la redondance et de la modularité. En somme, nous sommes en présence de sources de fragilité et de vulnérabilité que nos ancêtres ne connaissaient pas.
La résilience revêt un caractère à la fois technique et social. Nous accordons la priorité à l’innovation et aux solutions techniques pour résoudre les problèmes, mais en cas de dérèglements, les institutions et la confiance sociale sont vitales. Et, en raison de la dimension planétaire du défi climatique, ce sont ces dernières qui risquent d’être mises à rude épreuve.
La chaire Avenir Commun Durable est consacrée aux enjeux de la transition écologique et énergétique. Elle accueille chaque année des experts internationaux pour mettre en lumière l’actualité de la recherche dans ce domaine. Pour l’année 2023-2024, la chaire accueille Kyle Harper, Professor of Classics and Letters à l’université de l’Oklahoma et Fractal Faculty au Santa Fe Institute, pour une série de 8 cours sur la thématique « Histoire, société, climat : entre fragilité et résilience ».
En amont de sa leçon inaugurale, Kyle Harper a répondu aux questions de Salomé Tissolong pour les grands entretiens du Collège de France. Il explicite les principaux axes de son enseignement.