Cette tribune écrite par le Pr Dario Mantovani, professeur au Collège de France et historien du droit, introduit l’ambition générale du cycle de conférences « Lire les rapports du GIEC pour comprendre le monde qui s’annonce » dont il est l’organisateur scientifique. Il interroge notamment le pouvoir normatif, réel, de ces rapports alors même qu’ils se veulent purement descriptifs, et non pas prescriptifs.
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, plus connu sous le nom du GIEC, a pour mission de présenter, à chacun de ses cycles pluriannuels, « l’état des connaissances les plus avancées relatives au changement climatique ».
Le GIEC a été créé en 1988 par le Programme des Nations Unies pour l’environnement et par l’Organisation météorologique mondiale. Il publie ses résultats dans plusieurs rapports, consacrés aux causes physiques du dérèglement climatique, à ses impacts sur l’environnement et la société, aux trajectoires possibles pour limiter le dérèglement climatique et pour s’adapter aux changements. Les rapports plus récents, appartenant au 6e cycle d’évaluation, ont vu le jour entre 2021 et mars 2023.
Au fil des années, les rapports scientifiques du GIEC ont gagné de plus en plus d’autorité en tant que point de repère pour les négociations internationales sur le climat. Au niveau local, ils sont fondamentaux pour alerter les décideurs et la société civile et, comme nous le verrons plus loin, commencent aussi à « faire jurisprudence ». Le GIEC constitue donc un exemple presque sans précédent de l’importance de la science dans la construction d’une opinion publique bien avisée et dans l’orientation des institutions politiques et judiciaires. Pour ces raisons, il nous a semblé opportun de consacrer à ces rapports une série de lectures dans le cadre de l’initiative « Avenir Commun Durable » du Collège de France, en faisant appel non seulement à des experts en sciences de l’environnement, mais aussi en sciences sociales.
Lire les rapports du GIEC, en effet, donne parfois l’impression – surtout si l’on est historiens du droit – de se replonger dans La République de Platon ou les Lois de Cicéron, au sens où nous nous retrouvons aux prises avec ce qui ressemble à un projet de société : ce qu’on pourrait aussi qualifier d’utopie, c’est-à-dire d’espoir raisonné d’un monde à venir plus désirable. D’où l’intérêt à les faire devenir eux-mêmes objet d’interrogation.
Disons d’emblée ce que le cycle de conférences « Lire les rapports du GIEC pour comprendre le monde qui s’annonce » n’est pas. Il ne s’agit pas de proposer un résumé du contenu des rapports du GIEC, des faits marquants disséminés dans ces milliers de pages que font ces documents. Des bonnes synthèses de ce type sont disponibles ailleurs et, d’autre part, c’est le GIEC lui-même qui en fournit, surtout « à l’intention des décideurs ». Ce ne sera ni une critique ni une acceptation a priori du travail du GIEC non plus.
L’objectif des lectures est autre, et il est clair : examiner la méthode de production des rapports, à la recherche de leurs fondements. Des fondements scientifiques, bien sûr, mais surtout idéologiques, politiques, économiques, juridiques. Nous souhaitons collectivement, grâce aux compétences des intervenants, mettre au jour les valeurs sous-jacentes de ces rapports. En deux mots, il s’agit d’une approche épistémologique et aussi d’une enquête sur la relation entre science, politique et droit.
Voulant préciser les raisons qui m’ont poussé, en tant qu’historien du droit, à organiser cette série de lectures, je les résume en trois questions. D’abord : le GIEC s’engage à rester politiquement neutre ; dans les faits, compte tenu du fait qu’il se penche sur le futur de nos sociétés et leurs mécanismes de fonctionnement, cette neutralité affichée peut-elle tenir ? Ensuite : le GIEC dit se cantonner à des descriptions et ne jamais émettre des prescriptions ; pourtant, l’autorité dont ses rapports jouissent n’est pas en train de leur conférer une dynamique normative, de plus en plus prescriptive, posant des questions de légitimation de ce panel d’experts ? Enfin : le travail du GIEC ne contribue pas à un nouvel changement de perspective dans le rapport que nos sociétés entretiennent avec le temps ? Commençons par cette dernière question.
Les rapports du GIEC et notre rapport au temps.
Si dans l’antiquité, assez conservatrice, c’était le passé qui produisait la lumière éclairant les autres dimensions du temps, on considère que, dans la modernité, après les Lumières, c’est l’horizon d’attente qui prend le devant de la scène ; c’est vers l’avenir que le temps s’écoule. D’où la foi des modernes dans l’idée de « progrès », de dénouement heureux du futur. Après 1989, nous assistons à un nouveau changement de perspective : nous nous sommes retrouvés confrontés à ce que François Hartog a appelé le « présentisme », qui se caractérise par « un présent massif, envahissant, omniprésent, qui n’a d’autre horizon que lui-même ». Tout se transforme à vitesse accélérée et tout est englobé dans un présent toujours fuyant. Tout nous parait sans but discernable, sans finalité réelle.
Au cours de la dernière décennie, cependant, un nouveau changement semble se produire et les rapports du GIEC, avec leurs scénarios et leur temporalisation à l’échelle de 2100, semblent y avoir apporté une impulsion importante.
Dans le sillage de son travail, dont les scénarios sont transformés en lois, en accords internationaux ou en mots d’ordre, les dates s’accumulent : pour 2030 l’objectif est d’adapter les politiques de l’Union européenne en vue d’atteindre -55% d’émissions de gaz à effet de serre (Fit for 55) ; puis on atteindra un solde d’émissions net nul d’ici à 2050. La Chine, elle, annonce son objectif de neutralité d’ici 2060. En 2024, plus aucun diesel ne pourra (probablement) circuler dans la Zone à faibles émissions de Paris ; en 2030, ce sera au tour des voitures à essence…
Que dire de toutes ces dates ? Ces attentes, ne remplissent-elles pas à nouveau le discours public ? Ne sont-elles pas en train de dessiner un nouveau projet de société ? Et un projet de dimension inouïe, dans un style que l’on croyait appartenir à l’époque révolue des « planifications ». C’est sans doute la première fois que nous voyons se tisser autour des préoccupations climatiques un projet impliquant la quasi-totalité de la communauté internationale. L’utopie semble renaître, une utopie indexée sur le savoir, sur la survie et sur le bien-être, donc sur un objet de bien commun.
Equité, sans démocratie ?
Venons à notre deuxième point d’interrogation. Le GIEC propose selon ses propres mots une science neutre en matière de choix politiques, se bornant à décrire et prédire les problèmes et à évaluer les impacts des différentes options possibles. Peut-on croire à une neutralité axiologique absolue des scénarios brossés par le GIEC vers lesquels nos sociétés se dirigeraient, une neutralité par rapport aux valeurs ? La description de modes d’action et d’adaptation, et leurs possibles conséquences, n’est-elle pas intrinsèquement un acte politique ?
Il ne s’agit pas d’une simple hypothèse. Le GIEC lui-même déclare à plusieurs reprises que la notion d’« équité » est le pilier sur lequel doit s’appuyer la communauté mondiale pour réussir la transition écologique. Selon ses propres mots, « l’équité, l’inclusion et les transitions justes sont essentielles pour progresser en matière d’adaptation et pour approfondir les ambitions sociétales en matière d’atténuation accélérée ». Equité, inclusion donc, et une notion comme celle de « transition juste », élaborée dans les années 1980 par les syndicats américains, qui demande que la transition énergétique se fasse « en créant des opportunités de travail décent et en ne laissant personne de côté ». Mais parmi ces mots-clés, on ne trouve presque jamais dans les rapports du GIEC, ou très peu, le mot démocratie. Pourquoi ? Il y a donc des présences, il y a aussi des absences. Et comment concevoir une gouvernance mondiale, comme le GIEC le préconise pour aborder des problèmes qui sont eux aussi planétaires, dans un cadre toutefois de tensions géopolitiques croissantes ? Sur la base de quelles valeurs partagées ?
Des rapports sans pouvoir, qui font autorité.
Lire les rapports du GIEC dans la perspective du modèle de société qu’ils impliquent devient encore plus intéressante du point de vue non seulement des citoyens, mais aussi des chercheurs en sciences sociales, quand on sait que les données contenues dans les rapports sont en train de devenir des règles appliquées directement par les tribunaux nationaux. C’est notre troisième question. Le GIEC ne vous dira pas que faire, mais simplement qu’il faut faire quelque chose et qu’il existe un éventail de mesures possibles que vous pourriez adopter. Mais même s’il se cantonne rigoureusement à des descriptions et n’émette jamais des prescriptions (le GIEC n’en aurait pas le pouvoir), l’autorité croissante dont ses rapports jouissent à juste titre pousse les autres acteurs sociaux à faire des descriptions du GIEC un usage prescriptif, à les transformer en normes. Par exemple, au Pays-Bas, dans l’affaire Milieudefensie contre Royal Dutch Shell (2021), le tribunal de La Haye a ordonné à Shell de réduire ses émissions de 45 % avant 2030. En fixant ce paramètre, la Cour a transformé en droit des scénarios établis dans les rapports du GIEC, qui représenteraient, selon la cour néerlandaise, « une norme universellement approuvée et acceptée qui protège l’intérêt commun de prévenir un changement climatique dangereux ».
Si le GIEC n’a pas émis cette décision, son autorité a été suffisante pour faire de l’une de ses descriptions une norme. L’intérêt à identifier les valeurs sous-jacentes aux rapports du GIEC ne tarde pas à se rendre manifeste.
Lire ensemble ces rapports est une occasion précieuse pour repenser les liens entre savoirs, opinion publique, politique, histoire, droit.