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Penser la nature dans le droit moderne : Le poids des traditions

Depuis quelques années, les législateurs, les juristes et les tribunaux font preuve d’inventivité pour adapter le droit aux questions environnementales. Malheureusement, l’exercice présente quelques difficultés. Parmi ces dernières, se trouve le fait que notre pensée juridique est irriguée par une tradition antique fortement anthropocentrique, selon laquelle la nature peut être exploitée sans limite par l’homme. Une tradition très influente mais souvent implicite, qu’il convient donc de porter à la lumière pour mieux en évaluer le potentiel et les limites.

[Cette présentation s’appuie sur un article à paraître du Pr Dario Mantovani, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Droit, culture et société de la Rome antique. Ce dernier a notamment organisé, dans le cadre de l’initiative Avenir Commun Durable, un colloque le 10 mai 2022 intitulé : « Avenir : Quel temps d’attente ? »]

La crise climatique bouleverse profondément les sociétés humaines et leur fonctionnement. Le droit n’échappe d’ailleurs pas à cette dynamique. Juristes et activistes tentent d’utiliser les remèdes juridiques actuels afin d’attaquer en justice les acteurs étatiques, de la société civile ou les entreprises qui feraient preuve de manquements dans la lutte mondiale contre le dérèglement climatique. Mais utiliser le droit en vigueur pour atteindre de nouveaux objectifs, plier les règles existantes à des valeurs que le législateur n’avait pas envisagées, exige beaucoup d’inventivité. Nous sommes donc probablement aussi confrontés à une « transition juridique ». Dans cet effort de réinvention, un appui et des concepts sont recherchés aussi dans la tradition, dans le droit du passé, censé pouvoir aider à modifier les catégories actuelles. Dans un article qui sera publié aux Presses des Mines dans les actes du colloque « Concilier action climatique et justice sociale, la notion de péril commun », le Pr Dario Mantovani, chaire Droit, culture et société de la Rome antique au Collège de France, pointe les limites de cet exercice. Le droit occidental, très largement repris aussi par le droit international, est un héritier de la pensée grecque et du droit romain profondément anthropocentriques. Réutiliser avec trop de largesse des notions du corpus juridique antique, comme le concept de « biens communs », revient sans forcément s’en rendre compte à perpétuer une vision du monde où il est légitime et « naturel » pour l’homme d’exploiter sans limite le monde qui l’entoure.

« Les communs désignent les ressources gérées de manière collective par une communauté. Pour Daniela Festa (Juriste et géographe – Sciences Po Paris, école de droit), la notion de communs repose sur trois éléments : une ressource, une communauté, et une pratique qui établit des règles d’accès et de partage. Le terme anglais commons désigne, originellement, des terres utilisées en commun par des communautés villageoises, en particulier pour le pâturage extensif, que l’on traduirait en français par les « communaux » ou « terrains communaux ». On le trouve souvent sous la forme d’un substantif au pluriel (« les communs ») mais on peut écrire aussi « le commun » ou « les biens communs ». » – Géoconfluences, ENS de Lyon

Le droit antique se fonde en effet sur une vision de la nature qui diffère de celle que les environnementalistes souhaiteraient développer aujourd’hui. Comme le précise le Pr Dario Mantovani, pour les Anciens « la nature […] est une force innée qui oriente et accompagne le devenir de tous les êtres du monde sensible. Elle serait presque, en tant que principe de mouvement et de repos, un autre nom de l’âme. […] C’est justement à ce type de nature, que font d’abord référence les juristes romains lorsqu’ils parlent de natura et de droit de nature ». Il est vrai que les juristes romains – dans des textes qui ont eu une influence considérable sur la pensée moderne – « considèrent que la nature dote tous les êtres vivants, humains et non humains, d’une sorte d’instinct qui les pousse, par exemple, à prendre soin de leur progéniture. » Mais ce n’est que la première étape : « car si dans certaines pulsions primordiales il est assimilé aux autres animaux, l’homme s’en distingue – disent les Anciens –, car il participe à la raison (qui devrait le guider, lui seul parmi les vivants, vers la vertu). […] C’est là toute la déchirure juridique entre humain et non-humain, la racine de la séparation de l’homme de l’écosystème, son arrachement pour en faire le centre du monde. Il s’ensuit que les humains peuvent exploiter librement, et en toute licéité, ce qui n’est pas humain »

La vision des juristes antiques fait une distinction nette entre ce qui relève de la « nature » [ce qui ne relève pas des traits distinctifs de l’espèce humaine, et des savoirs et savoir-faire humains] et ce qui relève de la « culture ». Le vivant et l’environnement se retrouvent donc structurés sous une forme pyramidale dont le sommet est occupé par les êtres humains. Cette hiérarchisation légitime ainsi la mainmise absolue de l’homme sur ce qui l’entoure. La seule chose pouvant limiter son action serait alors le tort qu’il causerait à d’autres humains non par la dégradation de l’environnement, mais dans la course pour l’exploiter. Une fois encore, l’homme revient au cœur de la réflexion juridique, finalement, l’environnement n’est qu’un élément parmi d’autres pour définir sa position dans la société et dans les relations avec les autres êtres humains.

Il n’y a donc pas dans la pensée juridique antique des droits qui seraient attribués à la « nature » comprise comme objets naturels (animaux, fleuves etc.) mais bien un « droit naturel » qui fonderait la légitimité de l’ordre social humain. Elle ne cherche donc jamais à considérer les choses non-humaines (vivantes ou inanimées) comme des sujets du droit au même titre que l’Homme, comme certains savants et certains systèmes juridiques le souhaiteraient aujourd’hui, de la Colombie à la Nouvelle-Zélande. Une solution, par ailleurs, qui vise à porter la voix des objets naturels devant les tribunaux, mais qui, au fond, selon le Pr Mantovani, ne peut se passer de porter au premier plan les intérêts des populations, donc des humains.

S’appuyer sur le corpus antique pour tenter d’aller au-delà de la dichotomie actuelle des sociétés occidentales entre « nature » et « culture » risque donc de se montrer rapidement illusoire. Pourtant, s’intéresser aux racines de notre histoire juridique fait sens. Comme le Pr Dario Mantovani l’affirme en conclusion de son article, « si la pensée juridique antique peut encore nous accompagner dans la transition en cours, c’est en nous révélant les valeurs implicites que la tradition a déposées dans notre pensée contemporaine ». Pour mieux les maîtriser, et aussi pour garder un regard averti sur les efforts nécessaires pour la dépasser.

Pour approfondir

Le Pr Dario Mantovani a participé aux actes du colloque « Concilier action climatique et justice sociale, la notion de péril commun » – à paraitre, aux Presses des Mines –, avec un article intitulé « De la tradition à la transition ? Être dans le même bateau, avec les juristes romains ». Le texte analyse en détail le rapport entre la pensée juridique romaine et la nature et la façon dont elles s’articulent entre elles.

Son cours 2022-2023 au Collège de France (tous les mercredis, à partir du 9 mars 2023) portera sur « Droit de nature, nature sans droits : sur les implicites romains de la pensée moderne » .

Les cours du Pr Philippe Descola, ancien titulaire de la chaire Anthropologie de la nature, sont librement accessibles sur le site internet du Collège de France et sur sa chaîne Youtube. Il interroge depuis des années la façon dont les sociétés humaines perçoivent et considèrent l’environnement dans lequel elles évoluent. Le Pr Philippe Descola a notamment popularisé la catégorisation selon laquelle nos sociétés modernes seraient « naturalistes », c’est-à-dire qui créée une dichotomie forte entre ce qui relèverait de la « nature » et ce qui relèverait de la « culture ».

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