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Ville sous le smog

Le GIEC, entre « langue de coton » et « imaginaires en tension »

Laurent Fonbaustier, professeur agrégé des facultés de droit à l’université Paris-Saclay, juriste et historien des idées, est intervenu le 15 mai 2023 au Collège de France dans le cadre du cycle de conférences « Lire les rapports du GIEC pour comprendre le monde qui s’annonce ». Cette première intervention sera suivie le 1er juin d’une seconde présentation qui poursuivra et élargira la réflexion. Le texte ci-dessous est une retranscription éditée des réponses orales de Laurent Fonbaustier aux questions du public, texte qui introduit notamment les thèmes qui seront abordés dans le second volet de son discours. Une lecture indispensable pour compléter les discussions du 15 mai.

« Nous pensons que l’un des enjeux des plus discutés dans le débat public est celui d’alternatives profondes [au modèle économique et politique actuel]. On assiste sans doute, en ce moment, à un « tuilage » de représentations, question sur laquelle nous reviendrons quand nous traiterons plus en détail de la notion d’équité lors de la séance du 1er juin. Ou même, tout simplement, quand nous parlerons des formes politiques capables d’accueillir l’effet de choc que représente la nécessité de changer de « logiciel de pensée », le GIEC ne préconisant rien en lui-même mais se faisant à certains égards le réceptacle ou le reflet d’un « bruit de fond » d’interprétation délicate.

Parce que cette question des formes politiques n’est pas neutre. Le mot « démocratie » n’apparaît pour ainsi dire jamais dans les rapports de synthèse du GIEC, ce qui est parfaitement compréhensible, puisqu’il s’agit de ne froisser personne et d’obtenir un consensus très large à partir de modèles politiques étatiques par essence contrastés et très variés. Il faut garder à l’esprit le fait que les rapports de synthèse, et plus encore les résumés à l’intention des décideurs (on ne confondra pas ces textes avec les rapports de groupes), adoptent le langage subtil et prudent de la diplomatie, où les « périphrases peu signifiantes » abondent. Un autre exemple est très parlant : celui que l’on nommera, de façon évidemment simpliste, « l’imaginaire croissanciel », notamment symbolisé par le « PIB » (produit intérieur brut). On pourrait être surpris de retrouver jusque dans les plus récents rapports cet indicateur alors même que des économistes disons… alternatifs, ont montré que le PIB peine profondément à intégrer nombre de valeurs autres que certaines de celles ayant vraisemblablement présidé aux problèmes que nous rencontrons aujourd’hui. Certes, les rapports ne sont pas naïfs et ne passent pas sous silence les tensions difficiles, complexes, entre « PIB », progrès et préservation du climat et plus globalement d’un environnement habitable dans un contexte de transition juste. Pourtant, une corrélation est régulièrement faite entre le niveau du « PIB » d’un État et sa faculté d’adaptation (infrastructures, éducation, etc.) au changement climatique, alors que le « PIB » est l’un des indicateurs d’une forme de développement qui se trouve être tendanciellement à l’origine des difficultés contraignant à l’adaptation… C’est un peu le problème de la quadrature du cercle.

Croissance contre décroissance

La décroissance, en revanche, n’apparait pas telle quelle. Ce que nous avons néanmoins de plus en plus dans les rapports, me semble-t-il, ce sont des formulations tendant à indiquer que les stratégies d’atténuation doivent s’intensifier et s’intéresser particulièrement à un travail sur la « demande ». Nous avons là une logique qui se situe entre le politique et l’économique. J’ai cherché en vain des thématiques très précises sur la décroissance elle-même, il ne faut même pas y songer.

En revanche, nous pourrions en effet prolonger un peu notre réflexion sur le travail proposé par le GIEC en examinant simultanément, parmi les options, plusieurs leviers et notamment, comme évoqué précédemment, ceux de la demande, des changements de comportement, ou des décisions réglementaires d’atténuation plus draconiennes, mais consenties néanmoins par les populations. Curieusement, ce point n’est pas sans lien, d’un certain point de vue, avec la possibilité d’une forme de décroissance (ou, pour le dire d’une façon plus juste, d’une représentation différente de la croissance).

Ce sont des éléments qui, par effet de périphrase, et souvent de manière un peu alambiquée, apparaissent beaucoup plus clairement selon nous depuis 2014 en particulier, et de manière vraiment nette dans le rapport du groupe 3 du 4 avril 2022, dans le cadre de la VIe évaluation. Néanmoins, si nous n’avons pas trouvé dans nos documents de références explicites à un vocabulaire décroissanciel, les limites planétaires, certes encore peu intégrées, affleurent dans les travaux que nous avons pu lire nous. Et nous commençons ainsi à nous immerger dans un champ de difficultés qui face aux limites de l’adaptation pourrait contribuer à réorienter les choix d’atténuation (plus en amont qu’en aval, en agissant davantage sur la demande qu’à travers d’autres vecteurs), en direction de nouveaux « champs des possibles ». Il conviendrait bien sûr, pour mieux et plus fidèlement rendre compte de nos lectures, de faire une part aux interactions entre les rapports spéciaux, d’une grande importance, et les travaux des groupes dans le cadre des évaluations générales mais cela nous entraînerait fort loin et dépasse assurément le champ de nos compétences, de nos intentions et nous éloigne au demeurant de notre positionnement d’observateur non spécialiste.

Pour autant, il nous semble qu’il faudra, à l’avenir, garder un œil sur la façon dont la question de la limite et de l’intégration décroissancielle de cette dernière sera traitée par le GIEC dans ses réflexions telles qu’il les formulera dans ses prochains rapports (on songe, notamment, à l’évolution future de la place de la « sobriété », aux côtés de l’efficience, qu’on ne saurait d’ailleurs confondre).

Peuples et savoirs autochtones

Il nous semble aussi que l’un des enjeux majeurs qui nous attendent n’est pas de « sauver la planète ». Il s’agirait là en effet d’une « écologie de la charité » tout à fait extérieure à nous et n’ayant profondément aucun sens. L’enjeu, c’est bien nous, humaines et humains, certainement dans une inclusivité avec le monde vivant d’une façon générale, ou le vivant non humain dans un cadre de vie unique habitable. N’oublions pas que la même année (1972) virent le jour les rapports Meadows (Les limites de la croissance) et Ward-Dubos (Nous n’avons qu’une Terre) ; mais en tout cas, en première intention, il nous semble que si le GIEC a été réuni, c’est plutôt autour d’une perspective certes centrée sur le climat, mais dont on remarque qu’elle agrège, assez logiquement d’ailleurs au fil des rapports, des perspectives écologiques et sociales beaucoup plus larges.

Quand on évoque l’idée des alternatives, dans notre esprit, cela est en lien avec ce que nous expliquions initialement sur l’« irreprésentable ». Lorsque le GIEC utilise des notions comme « opportunités », « solutions », stratégies de parade « réalistes », il importe de se pencher attentivement sur ces mots, même si, évidemment, ils renvoient à des significations très complexes à fixer (sans oublier, les problèmes d’ordre linguistique et de traduction). Nous pourrions ignorer (ou faire semblant) que tel ou tel peuple autochtone aurait beaucoup de choses à dire sur les constats que l’on peut faire scientifiquement, dès qu’on entre dans des logiques adaptatives ou d’atténuation ; mais puisque nous sommes dans un univers de choix possibles, nous pouvons également nous appuyer sur leurs savoirs pour intégrer des solutions d’adaptation et, dans une certaine mesure d’atténuation qui, pour l’instant, sont difficiles à imaginer. Poreux aux problématiques internationales et aux garanties qui leur sont apportées par certaines conventions internationales, le GIEC fait plus clairement aujourd’hui aux peuples autochtones une place dont l’analyse, la signification et la portée sont pour l’instant incertaines.

Sans trop vouloir empiéter sur notre prochaine intervention, il est d’ailleurs très intéressant de retrouver, dans les derniers rapports du GIEC, cette idée qu’on ne peut pas seulement appréhender les peuples autochtones sous l’angle de leur capacité d’adaptation, mais aussi sous l’angle des connaissances et des aptitudes et compétences traditionnelles à peut-être, d’un certain point de vue, anticiper des questions que, majoritairement (pour employer ici un vocabulaire mesuré), nous n’aurions pas su nous-mêmes (entendons un certain modèle à l’origine de lourds problèmes) anticiper.

On peut rappeler ici que les peuples autochtones (près de 350 millions de personnes dans le monde) sont des populations dont le GIEC identifie l’exposition à un très haut degré de vulnérabilité en fonction des scénarios qu’il évoque. Il les exemplifie presque comme des peuples qui sont à la fois riches de savoir, de dimensions culturelles, qui ont favorisé un temps une adaptabilité peut-être plus forte que celle d’autres populations.

Représentativité et inclusion

Du fait de sa démarche relativement inclusive et de ses fonctions, nous n’affirmons certainement pas que le GIEC incarnerait le côté disons « mainstream » de tendances internationales lourdes ; du reste, on perçoit, au fil des rapports, que la manière d’appréhender une question comme l’équité change, évolue. Cette notion n’apparaît, principalement, qu’en 1995, mais de manière alors assez importante. Ensuite, on a l’impression qu’elle se fait plus discrète pour ne remonter à la surface des rapports de synthèse et résumés qu’assez récemment. Cela semble signifier qu’il n’existe pas une sorte de doxa du GIEC, si l’on peut dire, une ligne de pensée qui serait « permanente » à elle-même.  En revanche, en raison peut-être de sa composition, de ses grands équilibres et de ce dont il se préoccupe (sans considération ici pour ses très influentes modalités de travail), il y a peut-être des valeurs dont le GIEC est assez naturellement porteur et d’autres qu’il ne peut pas « penser » ou seulement dans des conditions très délicates.

Une illustration en ce sens. Quand on dit – Kari De Prick en parle très bien dans son livre La voix du climat – quelque chose du genre : « Ce serait bien qu’il y ait plus de représentants des pays du Sud ou plus de femmes, parmi soit les décideurs soit les superviseurs soit les scientifiques », on peut saisir intuitivement le propos. Mais en réalité, si c’est pour avoir des scientifiques (ou des délégués) du Bangladesh qui ont fait leurs études aux États-Unis, dans des universités américaines, il n’est pas du tout certain que ces personnes soient, d’un certain point de vue, aptes à apporter des alternatives ou des compléments d’une « nature » profondément différente ; en tout cas, comparées à un américain ou à un français qui aurait passé trois ans chez les Bengalis, il est possible qu’on ne se situe pas, alors, tout à fait dans le même monde.

Il nous semble ainsi que malgré tout, quand on parle des imaginaires, nous ne sommes pas simplement proches d’une vision abstraite. Interrogeons-nous plus profondément, au-delà du langage et du mode de production de ses documents par le GIEC, sur le point de savoir si des images sont représentables, envisageables ou « réalistes » (terme régulièrement utilisé par l’institution au titre des « solutions », « stratégies », « option », et qui mériterait à lui seul une vaste enquête), notamment eu égard aux contraintes systémiques, organisationnelles, institutionnelles, géopolitiques entourant les travaux de l’Institution. Nous confessons parler beaucoup, avec un peu de facilité et peut-être même de paresse intellectuelle, d’ « imaginaires en tension », mais nous croyons percevoir, au fil des rapports du GIEC et d’ailleurs sans linéarité, de nouvelles « indications », ou de nouvelles « possibilités », des « options » qui évoluent (assez logiquement au fil des recherches et des échanges entre données des « groupes » et avec l’extérieur, lui-même porteur indéfiniment « interprétable » d’un « bruit de fond » du monde). En tant qu’observateur mis dans l’impossibilité de « pénétrer » dans cette « boîte noire non étanche » qu’est le GIEC, ce qui nous paraît ainsi émerger, rapport après rapport, ce sont de nouvelles contraintes ou d’autres opportunités qui pouvaient sembler antérieurement inenvisageables.

 

Intervention du 15 mai 2023 : Les valeurs et modèles implicites dans les rapports du GIEC

Pour approfondir

Les savoirs autochtones n’ont pas été pris au sérieux pendant longtemps. Ils ne bénéficiaient pas de véritable protection juridique internationale avant le XXIe et n’étaient pas considérés comme des connaissances capables d’informer les processus normatifs, contrairement à la science. Pourtant, depuis quelques années, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) recommande que ces savoirs soient pris en compte dans les processus décisionnels afin de lutter plus efficacement contre les changements climatiques. Un entretien avec la Dre Camila Perruso, post-doctorante à l’Université de Fribourg et chercheure associée à la Chaire Droit international des institutions au Collège de France.

Parler d’« imaginaires en tension » interroge la manière de construire des récits mobilisateurs qui pousseraient les citoyens à agir pour le climat. Florence Leray, professeure au lycée, chargée de cours à l’Université catholique de Lyon et doctorante (sous la direction de Sylvain Piron, EHESS), avait justement essayé de répondre à cette question lors du colloque « Avenir : quel temps d’attente ? » du 10 mai 2022. Elle auscultait notamment dans les discours publics la place de la « peur » et du « désir ».

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