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Zambia election workers during the February 24, 2015 presidential elections.

Les valeurs implicites dans les rapports de synthèse du GIEC

Le 1er juin 2023 à l’occasion du cycle de lectures « Lire les rapports du GIEC pour comprendre le monde qui s’annonce », Avenir Commun Durable a interrogé Laurent Fonbaustier, professeur agrégé des facultés de droit à l’université Paris-Saclay, juriste et historien des idées, sur les valeurs qui se profilent – ou non – dans les documents de synthèse du GIEC. Certaines d’entre elles, comme l’équité, montent en puissance au fil des années tandis que d’autres, comme la démocratie, paraissent étrangement discrètes.

La conférence complète est à retrouver ici ou en fin d’article.

A travers les derniers rapports du GIEC, une notion semble prendre une importance grandissante : celle d’« équité ». Qu’entend le GIEC par ce mot ? Est-ce une fin en soi ou un moyen d’atteindre un objectif, objectif qu’il faudrait encore définir ?

Cette question de l’équité est en effet centrale dans la toile de fond des valeurs qui contribuent à structurer ou orienter les propos du GIEC. Comme indiqué lors des conférences (notamment la seconde, le 1er juin 2023), la notion d’équité (equity en anglais, la langue de travail des auteurs du GIEC) ne tient pas la même place dans tous les rapports, documents de synthèse et résumés à l’intention des décideurs depuis 1990. L’année 1995 est d’une importance particulière, puisque l’évaluation n° 2 creuse la notion, en lui attribuant en effet plusieurs dimensions : la première permet d’articuler l’équité procédurale et l’équité substantielle. L’équité procédurale renvoie à l’idée qu’il convient d’associer l’ensemble des personnes concernées (pour le climat : tout le monde) à l’élaboration des stratégies de réplique (ce qui explique la conception « procédurale ») aux problèmes climatiques, avec une considération particulière pour les populations vulnérables (dans un cadre géographique et social) doublée d’un souci de proportionnalité et de légitimité des décisions ainsi prises. L’équité substantielle est liée au résultat obtenu et renvoie à la manière dont les politiques alors menées permettent de répartir équitablement les charges et de satisfaire équitablement les possibilités et les besoins d’adaptation sans perdre de vue l’impératif, de plus en plus clair, d’atténuation des émissions. Cette première dimension « dédoublée » se combine avec une approche spatio-temporelle classique de l’équité à travers le couplage de l’équité intragénérationnelle (au sein des populations de divers lieux et classes sociales à l’intérieur d’une même génération) et de l’équité intergénérationnelle (à travers l’enchaînement continu des générations). Les considérations relatives à l’équité, dans le cadre des travaux du GIEC, ne sont évidemment pas insensibles au « bruit de fond » de la sphère internationale et à l’ensemble des conventions, rapports, travaux conduits qu’elle produit (et qui, par exemple, mettent à l’honneur, en ce moment, les peuples autochtones comme figure urgente d’une exigence d’équité). On ne confondra cependant l’équité ni avec la proportionnalité, ni avec l’égalité au sens strict et arithmétique. L’idée est néanmoins de faire une place à l’idée de transition juste (la notion vaporeuse de « justice climatique » peut y tenir une place), et l’équité pose d’épineuses questions lorsqu’on s’intéresse à la répartition des charges passées et des dettes à venir, ainsi qu’à la ventilation des efforts (pays, groupes humains, société civile, entreprises, individus…) pour s’adapter au changement climatique (c’est-à-dire notamment en atténuer les conséquences) et limiter les émissions.

À propos des solutions, comment le GIEC articule-t-il « entités publiques » et « entités privées » ? Pour quelles responsabilités, entre adaptation et atténuation ? Quelle est sa position sur les entreprises ?

Il s’agit sans doute là d’un des points très délicats d’une analyse cursive et synthétique des rapports. Ce qu’il s’agit de comprendre en premier lieu, c’est le fait qu’une approche organique, institutionnelle des questions climatiques nous met en présence d’entités très variées, toutes inégalement concernées, ayant quelque chose à voir avec la situation d’émetteur ou de victime des émissions (les deux rôles peuvent être différemment et plus ou moins simultanément tenus). Le terme « entité » (entity en anglais) a cette vertu de pouvoir englober des organes et situations très différents. Dans le cadre d’une réflexion portant sur les valeurs et modèles du GIEC (ou, nous l’avons dit, dans ses documents), il importe de considérer que, lorsqu’on s’intéresse aux stratégies de réplique, le choix des entités à « privilégier » pour les conduire n’est évidemment pas neutre. Il ne s’agit pas d’affirmer ici que le GIEC aurait des préférences marquées, mais de considérer que les valeurs éthiques et politiques sous-jacentes varient considérablement selon qu’on insiste sur l’importance du comportement individuel, des actions d’entreprises ou sur les politiques publiques. Évidemment, l’articulation des actions des entités est envisagée, l’idée de synergie et de complémentarité apparaissant comme une nécessité. On comprend bien que si le levier du comportement individuel est privilégié (la responsabilité des personnes physiques à travers des « choix » souvent exercés sous la contrainte de déterminations socio-économiques), nous ne sommes pas du tout dans le même univers politique que si une régulation de l’entreprise par l’État est mise en avant ; tout comme contrastent clairement des options d’incitation ou d’interdiction/obligation. Dans cet ensemble subtil, la question de la place de l’entreprise (pas toujours bien définie alors qu’il existe tant de formes et de dimensions d’entreprise) paraît inséparable d’une approche politico-économique plus générale de la société dans laquelle s’inscrit la réplique. Confronté à la grande hétérogénéité des situations, le GIEC ne choisit certainement pas mais inscrit ses productions dans un cadre où domine une certaine représentation de ce qu’on appelle le « réalisme économique ». Comme nombre d’entreprises sont émettrices de GES, il va de soi que leur rôle dans l’atténuation ne peut être que décisif. On peut également préciser, notamment à la suite du fameux rapport Stern sur l’économie du changement climatique (2006), que l’économie mondiale et les entreprises peuvent être également considérées comme victimes du réchauffement (auquel elles contribuent). Enfin, en fonction des documents lus, on comprend que le GIEC met en avant, simultanément ou alternativement, des solutions d’engagements volontaires d’entreprises, de RSE ou de contraintes étatiques, les différentes voies fonctionnant différemment en fonction de la réunion ou non de certaines conditions. Les actions volontaires semblent cependant bénéficier d’un certain crédit, mais d’un rapport à l’autre, ce qu’on croit pouvoir interpréter des « positions du GIEC » est incertain : le rôle de l’entreprise est essentiel, à des degrés divers selon qu’on parle d’atténuation ou d’adaptation, mais les modalités de son intervention efficace (spontanée, incitée, contrainte) dépendent de facteurs multiples.

Dans les résumés aux décideurs et les rapports de synthèses, vous avez noté une grande absente, à savoir la « démocratie ». Est-ce selon vous une nécessité diplomatique ou un jugement de valeur ? Quelles formes politiques – ou a minima quelles valeurs politiques – semblent avoir la préférence du GIEC ?

Ce n’est pas tant que la démocratie serait totalement absente des rapports du GIEC que le fait qu’il paraît peu envisageable que celui-ci privilégie une forme politique, en particulier démocratique, en tant que régime politique susceptible de constituer un cadre approprié et efficace aux options et solutions. Non seulement parce que, compte tenu de sa composition, du passage des rapports de groupes aux rapports de synthèse et aux résumés à l’intention des décideurs, il est diplomatiquement délicat de mettre en exergue la démocratie alors que les formes que prennent les entités publiques indirectement présentes aux débats (car représentées) ne sont pas, tant s’en faut, toutes des démocraties, mais aussi peut-être (si l’on se veut provocateur) parce que la démocratie représentative est un type de régime qui entretient avec l’histoire des droits et libertés et des énergies fossiles un rapport trouble. Il n’est de surcroît pas évident qu’en raison même de leur mode de fonctionnement (la place réservée aux systèmes de conciliation, les logiques participatives pour légitimer les décisions, la lourdeur de leur fonctionnement institutionnel et procédural), les démocraties telles que nous les concevons et qu’elles fonctionnent actuellement puissent être considérées comme la réponse évidente et exclusive aux enjeux climatiques. Ce qui ne signifie évidemment pas, lorsqu’on repose la question de la légitimité des décisions à prendre, que des voies autoritaires seraient tout à la fois souhaitables et pertinentes. Disons que les problèmes liés au climat laissent entrevoir l’impérieuse exigence, aujourd’hui, de… « défossiliser les démocraties » (si l’on nous permet cette formulation dans la double acception qu’elle suggère). Si, donc, le modèle démocratique n’apparaît que très peu dans les documents que nous avons consultés (nous renvoyons ici aux supports visuels de notre conférence n° 2), certaines valeurs, influencées par la composition évolutive du GIEC et par l’orientation des travaux servant d’appui aux rapports, ne sont pas sans lien avec un certain horizon démocratique : gouvernance inclusive, concertation, procédures participatives sont quelques-unes des formules qui donnent à voir cette relation. Le GIEC nous paraît cependant être globalement lucide en ce qui concerne la complexité et la variété des niveaux et formes institutionnels dans le giron desquels peuvent être envisagées des réponses pertinentes sur les terrains de l’adaptation au réchauffement climatique et de l’atténuation des émissions.

Intervention du 1er juin 2023 : Les valeurs et modèles implicites dans les rapports du GIEC

Pour approfondir

Les savoirs autochtones n’ont pas été pris au sérieux pendant longtemps. Ils ne bénéficiaient pas de véritable protection juridique internationale avant le XXIe et n’étaient pas considérés comme des connaissances capables d’informer les processus normatifs, contrairement à la science. Pourtant, depuis quelques années, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) recommande que ces savoirs soient pris en compte dans les processus décisionnels afin de lutter plus efficacement contre les changements climatiques. Un entretien avec la Dre Camila Perruso, post-doctorante à l’Université de Fribourg et chercheure associée à la Chaire Droit international des institutions au Collège de France.

Parler d’« imaginaires en tension » interroge la manière de construire des récits mobilisateurs qui pousseraient les citoyens à agir pour le climat. Florence Leray, professeure au lycée, chargée de cours à l’Université catholique de Lyon et doctorante (sous la direction de Sylvain Piron, EHESS), avait justement essayé de répondre à cette question lors du colloque « Avenir : quel temps d’attente ? » du 10 mai 2022. Elle auscultait notamment dans les discours publics la place de la « peur » et du « désir ».

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